publié le 27 sept. 2015 à 11:46 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 4 oct. 2015 à 05:22
]
Haïti
: radiographie d’une dictature anti-nationale, le
« jean-claudisme »
Par
Robert Berrouët-Oriol
Montréal,
le 22 août 2013
Compte-rendu de lecture
du collectif «Le prix du jean-claudisme. Arbitraire, parodie, désocialisation ». Sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot. Port-au-Prince :
C3 Éditions. 2013, 238 pages.
« De
toutes les passions, la
peur est celle qui affaiblit le plus le jugement »
--Cardinal de Retz
«
À mon tour je peux leur demander : qu’ont-ils fait de mon pays[1]? »
éructe avec arrogance et mépris le nazillon Jean-Claude Duvalier le 28 février
2013 lors de sa comparution, à Port-au-Prince, par-devant la Cour d’appel dans
le cadre des poursuites engagées contre lui pour crimes contre l’humanité et
détournements de fonds publics. Revenu au pays le 18 janvier 2011 –après avoir
dilapidé durant son exil doré en France des centaines de millions de dollars[2] volés
au Trésor public haïtien--, et jouissant de la protection-impunité de
l’Exécutif néo-duvaliériste Martelly-Lamothe, le dictateur désormais détenteur
d’un passeport diplomatique n’est plus assigné à résidence. Il mène carrosse et
grand train ubuesque, reçoit sa « cour », se fait voir en ville et circule
librement, distribue l’onction du « parrain » (au sens italien et haïtien du
terme) à une promotion sortante de l’École de droit des Gonaïves. Et il a sans
doute programmé, avec l’aide de la baronnie tonton-macoute, la récupération du
reliquat-magot de 7,6 millions de francs suisses encore aujourd’hui bloqué à
Genève par la justice helvétique [3]… Cette somme a été déposée sur un
compte ouvert à l’Union des banques suisses (UBS) au nom de la Fondation
Brouilly, une société qui sert à couvrir les avoirs de la famille Duvalier en
Suisse. Mais en réalité les sommes provenant du pillage des caisses de l’État
par la dynastie Duvalier sont énormes et varient selon les sources. Ainsi, « Le
CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement) a publié une
étude sur les biens mal acquis des dictateurs en mars 2007 dans laquelle
figurent deux estimations sur la valeur des avoirs détournés par « Bébé Doc ».
Transparency International chiffre les détournements entre 300 et 800 millions
de dollars tandis que l’Office des Nations-unies contre la drogue et le crime
les évalue entre 500 millions et 2 milliards de dollars. L’étude du CCFD décrit
ensuite le système de détournement utilisé par la famille Duvalier. Celle-ci
ordonnait à la Banque centrale le virement d’importantes sommes vers des
prétendues œuvres sociales qu’elle contrôlait étroitement. Elles auraient
également taxé des sacs de farine envoyés par les pays riches à la population
haïtienne pour ensuite transférer ces revenus sur ses comptes en banque.[4]»
Le jean-claudisme : un pouvoir d’État « kleptocrate »
À
ma connaissance aucune étude, aucun livre n’a jusqu’ici offert un éclairage analytique
de premier plan sur les conditions, mécanismes et compromissions mis en œuvre
au plan national et international pour le retour en Haïti du nazillon
Jean-Claude Duvalier. Mieux : jusqu’à récemment, aucune étude, aucun livre n’avait
abordé de front et fait un bilan multisectoriel de la dictature « jean-claudiste ».
Or il est attesté que de 1971 à 1986, Jean-Claude Duvalier a contrôlé un réseau
de forces de sécurité (l’armée, le SD-police politique, la milice des «
Volontaires de la sécurité nationale », les tonton-macoutes), qui ont commis de
graves violations des droits humains, en particulier des détentions
arbitraires, des tortures, des disparitions forcées, des exécutions sommaires
et des exils forcés.
Alors
même que le sociologue Gérard Pierre-Charles, sur le « règne » de Duvalier
père, avait dressé la « Radiographie d’une dictature - Haïti et
Duvalier[5]» --un livre de haute qualité, à la démarche
analytique systématique, ce qui en fait un incontournable ouvrage de référence--,
le jean-claudisme semble jusqu’ici avoir été couvert d’une chape de
silence, de non-dits aux multiples accointances, de 1986 à 2013. La
transition démocratique d’après 1986, dont les acquis républicains et
constitutionnels sont connus mais qui demeure empêtrée dans des luttes
claniques pour le pouvoir, cette transition torpillée sous les assauts
meurtriers des FAd’H (Forces armées d’Haïti) et autres mercenaires assimilés,
puis à travers la logomachie démagogique du populisme d’État, n’avait jusqu’à
présent produit aucun ouvrage de référence traitant spécifiquement du «jean-claudisme»
en tant que pouvoir d’État « kleptocrate », répressif, prédateur, piyajè et
assassin.
Dans
une Haïti encore largement et profondément duvaliérisée, tout semble donc
s’être passé comme si un certain « laboratoire » spécialisé en anesthésie de la
mémoire collective avait programmé l’oubli, l’amnésie généralisée à l’échelle
du pays, la négation de la « kleptocratie duvaliériste » pour instiller dans
l’inconscient collectif haïtien l’impunité, le kase fèy kouvri sa, la
banalisation de la corruption, des crimes, disparitions, vols qui sont au coeur
du terrorisme d’État duvaliériste. Celui-ci s’est constitué en UNE MACHINE DE
DESTRUCTION MASSIVE DE LA CITOYENNETÉ dont les effets ont cours encore
aujourd’hui dans tous les secteurs de la vie nationale. L’oubli et l’impunité
étant de la sorte instillés dans le corps social haïtien, la tentative de
réhabilitation de Jean-Claude Duvalier[6] étant lancée dans l’espace
public, y compris dans le journal Le Nouvelliste d’Haïti[7], le PUN
(Parti de l’unité nationale, duvaliériste) peut, en 2013, en même temps que le
populisme d’extrême-droite tèt kale, prêcher la « réconciliation nationale »
tout en niant dans l’absolu le droit à la justice et à la réparation pour les
victimes de la dictature des Duvalier père et fils.
L’installation
de la sous-culture de l’oubli et de l’impunité explique l’absence
totale, dans le système éducatif national, de manuels et de programmes
articulant une réflexion citoyenne à l’étude historique du duvaliérisme en
Haïti. L’éducation à la citoyenneté étant orpheline d’une telle perspective
depuis 1986, on comprend ainsi qu’une « citoyenneté délinquante » --couplée à
la « criminalisation de l’État [8]»--, ait imprégné aussi
profondément le corps social haïtien de la base au sommet, de la paysannerie
jusqu’aux castes et classes sociales urbaines. Cette «citoyenneté délinquante »
a fomenté, de 1986 à nos jours et dans différents caciquats politiques, des
assauts répétés contre les droits fondamentaux du peuple haïtien et le
pays en paye encore le prix; elle a également eu ses meurtrières heures de « gloire
» lavalasienne, en 2004 notamment, avec « l’Opération Bagdad ». Elle se
retrouve en 2013 dans tous les appareils d’État, elle est promue et elle
fleurit tèt kale dans les bauges, dans les officines d’un gouvernement
saltimbanque et d’une présidence saltimbanque dont s’accommodent passablement
bien les paternes « amis d’Haïti » ainsi que la MINUSTAH pourvoyeuse de choléra
[9], car l’essentiel semble se résumer à la rituelle tenue
d’élections « démocratiques » en Haïti… Quant au reste…
Briser la mortifère archéologie du silence et de l’oubli
Un
livre exceptionnel et courageux, que je salue volontiers à visière levée, vient
pourtant contrer la mise en place de la sous-culture de l’oubli et de
l’impunité et contribue à briser cette mortifère archéologie du silence : « Le
prix du jean-claudisme » paru en avril 2013 aux Éditions 3C de Port-au-Prince
sous la direction de Pierre Buteau et de Lyonel Trouillot. L’ouvrage comprend 9
chapitres écrits par divers contributeurs; les chapitres sont précédés d’une
introduction générale de Lyonel Trouillot et des notices biographiques
clôturent l’ensemble.
Je
souligne dès l’abord que cet ouvrage arrive à point nommé, précisément dans le
contexte où le nazillon Jean-Claude Duvalier comparaît par-devant la Cour
d’appel dans le cadre des poursuites engagées contre lui par un collectif de
plaignants [10] pour crimes contre l’humanité et détournements
de fonds publics. En cela aussi ce livre est un acte de courage et une
contribution éclairante à notre nécessaire devoir de mémoire : sa parution
conforte, comme en écho, les témoignages des victimes de la terreur
duvaliériste qui, pour la première fois dans notre histoire nationale, osent
avec courage et dignité s’exprimer publiquement face à la justice de leur pays
et surtout en présence du dictateur en personne –cela malgré les grossières
tentatives d’intimidation des victimes perpétrées par les avocats du nazillon
et malgré l’attitude ouvertement hostile aux témoins du procureur de l’État. La
parution de ce livre s’inscrit également dans une conjoncture à deux vitesses,
celle d’un rapport de forces politiques que certains analystes caractérisent
comme étant une étape transitionnelle de passation consanguine de pouvoir entre
le « martellysme » grimaçant et le « jean-claudisme » grinçant…
L’introduction
de Lyonel Trouillot met bien en perspective le projet éditorial de cette
publication. Se voulant une contribution au devoir de mémoire, au devoir de
restituer par l’analyse des faits la configuration kleptocrate de la dictature,
ce livre grand public s’adresse aux aînés, à « ceux à qui le jean-claudisme a
volé leur jeunesse »; il s’adresse également à ces jeunes qui n’ont pas vécu la
période duvaliériste, mais dont certains ont récemment fêté l’anniversaire du
dictateur fils; l’un d’eux dit un jour à Lyonel Trouillot : « Monsieur, vous
conviendrez qu’avant c’était mieux »… Entreprise donc de démystification de cet
« avant », de la période jean-claudiste que l’on s’est efforcé de présenter
comme idyllique, voire paradisiaque, l’ouvrage entend ausculter à l’aune des
contributions le « jean-claudisme, régime autiste s’il en fût (…), porteur d’un
vide discursif », alors même que « La période jean-claudiste est l’une des
plus grandes périodes d’exil économique dans l’histoire de ce pays » (p. 16),
postulat que devra démontrer le chapitre 3, « Les stratégies de développement
du régime des Duvalier » de Frédéric Gérald Chéry (p.63). Et il n’est pas
fortuit que l’exil linguistique, l’exil dans la langue (créole) constitue le premier
chapitre du livre.
Échec
d’une « politique » éducative : exiler le créole par le refoulement de la
Réforme Bernard
En
effet, le chapitre 1, « La politique éducative du Jean-claudisme - chronique de
l’échec « organisé » d’un projet de réforme » (p. 21) du professeur Guy
Alexandre, est un témoignage de premier plan, précieux, qui nous renseigne
davantage sur l’introduction du créole comme « langue d’enseignement des
premières années de l’École fondamentale » (p. 24), la loi qui l’institue en
1979, ainsi que sur l’échec programmé de la Réforme Bernard par les mandarins
du pouvoir. Ce chapitre précise les termes du réaménagement de l’organigramme
du système scolaire haïtien, de la reformulation des contenus d’enseignement,
du rôle de l’IPN (Institut pédagogique national) chargé de « l’ensemble des
tâches d’élaboration de curricula, de recherches pédagogiques, et de formation
des maîtres nécessaires à l’aménagement des conditions techniques de la réforme
» (p. 25), tâches qui n’ont pas pu être réalisées en totalité ni de manière
durable. S’il se confirme ainsi que la Réforme Bernard a été lancée avec un
lourd déficit de la formation des maîtres et de matériel didactique unilingue
et bilingue créole–français, on retiendra également que sa généralisation n’a
pas été engagée (p. 34). Car « le fait est que les responsables du régime (…)
n’étaient porteurs d’aucune vision véritable des problèmes d’éducation. » Il
est ainsi attesté que la minorisation institutionnelle du créole s’est étalée
malgré les premières mesures de la Réforme Bernard, son « exil intérieur »
ayant été programmé et confirmé par les mandarins duvaliéristes, les véritables
détenteurs du pouvoir d’alors opposé à tout aménagement réel du créole dans le
système éducatif national.
Pour
sa part, l’historien Pierre Buteau, sur le mode d’une missive décapante –« M.
le Président » (chapitre 2, p.37)--, interpelle le nazillon Jean-Claude
Duvalier par la lecture critique et argumentée, adossée à l’Histoire, d’une
gouvernance anti-nationale ayant produit cette «désocialisation » consignée en
sous-titre du livre. Il atteste avec justesse de l’une des « innovations » du
duvaliérisme et singulièrement du jean-claudisme : dans la mesure où « Le
régime duvaliérien a tout perverti au profit de l’État haïtien » (…), et
fomenté « Un État tournant totalement dos à sa société » (p. 52), l’historien
assume en toute logique que dans le jean-claudisme « L’État doit être considéré
comme faisant partie de votre patrimoine privé » (p. 43), sorte
d’auto-justification d’un appareil d’État « kleptocrate » –le jean-claudisme--,
et de la corruption systémique dont a hérité la transition de 1986. Et les
observations de Pierre Buteau s’avèrent d’autant plus pertinentes que Duvalier
père a su « procéder astucieusement à une sorte de rapt de l’univers symbolique
haïtien » (p. 51). En clair, « Le duvaliérisme et le jean-claudisme ont
précipité l’effondrement de l’État haïtien » (p. 59), et du même mouvement « Le
jean-claudisme ou idéologie du paraître » (Patrice Dumont, chapitre 6, p. 125)
y a inscrit sa partition hallucinée du « Tout se résume au paraître » (p. 128).
« Dan reken pi dous pase kacho prizon » (Konpè
Filo)
Les
chapitres 4 (p. 95) et 8 (p. 169) : « 28 novembre 1980 : le dernier tango du «
Prince », par Marvel Dandin, et « Le gouvernement de Jean-Claude Duvalier (22
avril 1971 – 7 févier 1986) », par Michel Soukar, sont deux pièces remarquables
par leur déploiement chronologique et synthétique, leur capacité à restituer
l’histoire à l’aune de la vérité des faits. Témoins et actants, mais avec la
distance critique qui convient à leur propos, les auteurs nous font revivre, en
structure profonde, les moments-clé du drame national qu’a été le
jean-claudisme. Ainsi le lecteur est-il amené à bien saisir que (a) malgré la
répression tantôt sélective, tantôt brutale, la période jean-claudiste
correspond à un temps fort d’une prise progressive de parole publique par la société
civile, très risquée mais inédite en contexte, notamment à travers une presse
parlée et écrite frondeuse car porteuse de l’idée de défense des droits en
phase avec le vécu quotidien des citoyens; (b) les ouvriers haïtiens
surexploités, défiant le régime, ont osé s’organiser à travers leurs syndicats
et ont mené des combats de premier plan relayés par une presse indépendante de
plus en plus hardie, qui s’est approprié le créole comme outil de
communication-conscientisation, mais qui sera assez vite assautée et décapitée
par la dictature (« bal la fini », répression du 28 novembre 1980 contre la
presse et la société civile, etc.)
Parlant
de « l’héritage » papadocoquin de 1971, Michel Soukar rappelle que « La
situation économique et financière est catastrophique. Les ruraux abandonnent
des terres érodées et viennent gonfler les bidonvilles. La famine est
endémique, particulièrement dans le Nord’Ouest et sur l’Île de la Gonâve » (p.
173). L’auteur nous remet en mémoire le slogan tape-à-l’œil du nazillon : « Mon
père a fait la révolution politique, je ferai la révolution économique » (p.
174). Cette pseudo-révolution économique, s’appuyant sur les maigres
infrastructures léguées pas Duvalier père, a su attirer experts et capitaux
étrangers de 1972 à 1980 et constituer de fait de « véritables rentes pour le
régime » (p. 175). Au royaume du paraître, il y a donc eu « circulation
artificielle d’argent, animation et prospérité apparentes, commerçants
satisfaits…, tout ceci permet au régime de tenir » (p. 175). Pour sa part,
Marvel Dandin découd le désastre jean-claudiste, davantage, en citant fort à
propos l’économiste Roland Bélizaire [11] : « La décennie 70 a vu
naître dans le pays une plus forte pénétration des rapports capitalistes, la
mise en place de quelques infrastructures de base, l’élargissement du secteur
bancaire et financier, l’installation de certaines entreprises à capital national
et mixte; bref, une certaine expansion de l’oligarchie et de l’économie,
particulièrement avant l’explosion de la crise des années 80. Mais cette
nouvelle dynamique s’est réalisée à la faveur des coups de dollars venus de
l’étranger, de l’exploitation des masses rurales (le café étant le principal
produit d’exportation) et urbaines (dans les zones franches installées à
Port-au-Prince » (p. 99-100). Approfondissant ce constat, Marvel Dandin évoque
« Un contexte économique apocalyptique » qui démystifie la propagande
jean-claudiste chantre d’une « révolution économique » et d’une pseudo «
libéralisation ». En réalité celles-ci génèrent l’exclusion sociale et sont
incapables d’endiguer les vagues successives de « boat people »… Autrement dit,
la tragédie récurrente et sans fin des boat people haïtiens contredit, dans
l’horreur des naufrages en haute mer, les « succès » du jean-claudisme en
matière de « révolution économique ». Marvel Dandin l’illustre avec clarté : «
Le naufrage de Cayo Lobos (Bahamas) s’est produit début novembre 1980. Couvrant
l’événement qui défrayait la chronique sur le plan international, la presse
indépendante haïtienne a décrit en détail le cortège sinistre des cadavres
d’Haïtiens jonchant les merveilleuses plages des Bahamas. Ils fuyaient la
misère noire et l’horreur de la dictature. Évoquer la détresse qui a amené ces
voyageurs clandestins à ce triste sort, c’était tendre un miroir au régime pour
qu’il puisse se reconnaître en contemplant sa face hideuse, ce qui devait
l’amener à prendre la juste mesure de son échec. » (p. 98). Mais pouvait-il en
être autrement d’une « dynastie kleptocrate », gangrénée dès les premières
étapes de sa constitution par la corruption et les scandales ?
Là
encore Michel Soukar nous éclaire avec justesse : « Au début de la présidence
du fils, les scandales n’avaient pas manqué. Mais seule la presse étrangère et
les journaux haïtiens d’opposition à l’extérieur purent les relater : vente de
l’Île de la Tortue, vente du sang et des cadavres haïtiens, trafic de drogue,
les souscriptions obligatoires, les opérations de divorce d’étrangers, la
traite des braceros haïtiens, etc. » (p. 179). Alors, faut-il encore se
demander si le jean-claudisme a vraiment produit la « révolution économique »
tant de fois proclamée par les propagandistes du régime ?
«
Kleptocratie » duvaliériste, développement économique et vertige jean-claudiste
La
politique économique de Duvalier père ainsi que les pseudo « succès » du « jean-claudisme »
en matière de « révolution économique » sont analysés dans un cadre plus large
et plus académique par le professeur Frédéric Gérald Chéry auteur de
l’étude « Les stratégies de développement du régime des Duvalier » (chapitre 3,
p. 63). À l’instar de la longue étude de Michel-Rolph Trouillot, « Pour une
anthropologie du Jean-Claudisme » (chapitre 9, p. 191), le texte de Frédéric
Gérald Chéry mériterait lui aussi un compte-rendu de lecture approfondi,
élaboré à part, mais qui ne peut être l’objet de la présente recension dont je
voulais limiter le nombre de pages. J’espère pouvoir leur consacrer un autre
texte à l’avenir.
Pour
l’heure, je retiendrai que la laborieuse étude « Les stratégies de
développement du régime des Duvalier » circonscrit « quatre de ces obstacles
qui perdurent et scellent jusqu’à ce jour l’insuccès des politiques économiques
en Haïti et celles du régime des Duvalier » (p. 80) –l’un de ces obstacles
étant « le poids écrasant du président au cœur des décisions économiques » (p.
80); mais l’auteur n’a pas cru bon ou n’a pas su étayer son propos là-dessus…
Malgré son approche structurelle macro-économique qui ratisse large, l’étude ne
fait pas suffisamment le lien entre la vision macro-économique et l’impact, le
rôle des nappes phréatiques, des forts courants souterrains de nature politique
-–très précisément : la configuration d’un pouvoir d’État essentiellement «
kleptocrate »--, qui ont traversé et orienté ladite stratégie de développement.
En toute rigueur, il ne s’agissait pas seulement d’un « poids », du « poids
écrasant du président au cœur des décisions économiques », mais plutôt d’un
système élaboré de gouvernance, d’un système présidentiel caractérisé
pour l’essentiel par sa kleptocratie, et celle-ci surdétermine et oriente les
autres systèmes qui lui sont subordonnés. Il aurait été sans doute plus
éclairant et davantage pertinent d’interpeller et d’analyser « Les stratégies
de développement du régime des Duvalier » sous l’angle particulier d’« une
kleptocratie » dominant et asservissant l’économie de rente dans le jeu des rapports
sociaux de production et de circulation des biens et services…
Michel-Rolph
Trouillot, de son côté, dans une magistrale étude intitulée « Pour une
anthropologie du Jean-Claudisme » (chapitre 9, p. 191), interroge l’Histoire et
le mode d’élaboration de la configuration sociale du pays afin de « lire
autrement » le jean-claudisme, dans ses structures profondes et par-delà ses
clichés et la signification de son paraître institué. On le voit déjà lorsqu’il
pose qu’« entre le bac de 69 et le bac de 88, il y a ce que j’appelle le jean-claudisme
socio-culturel, le vertige jean-claudiste (qui) est à la fois continuité et
changement. Il témoigne de tendances profondes, parfois séculaires, du jeu
social haïtien, mais il témoigne aussi de nouveaux seuils franchis à
l’intérieur de ces tendances.» (p. 197) L’auteur piste la re-stratification du
corps social haïtien notamment à travers l’Affaire des timbres (1975) et le
Procès de la consolidation (1903-1904). Là encore son constat est cinglant
d’actualité : « Le Procès de la consolidation et ses dérives socio-politiques
nous révèlent donc, par contraste, l’étendue du désastre Jean-Claudiste. En
1903 comme aujourd’hui, la corruption est générale, elle atteint les familles
les plus respectables. » (p. 202) Il nous faudra sans doute réfléchir davantage
à la pertinence des thèses de Michel-Rolph Trouillot, en particulier lorsqu’il
pose que « L’effritement moral et culturel (…) ne peut se comprendre que
dans la désagrégation économique d’une bourgeoisie de plus en plus lumpenisée.
» (p. 204-205)
Le
chapitre 7, « Aksyon patriyotik » (p. 141) propose en langue créole un survol
conséquent de la mobilisation politique de la diaspora haïtienne qui a su avec
constance supporter les combats menés en Haïti contre la dictature des Duvalier
père et fils.
Enfin,
le chapitre 5 (par Magali Comeau Denis, p.115), « Pour lui, pour elle, et
pour eux, pour tous nos enfants », se déploie comme un poème d'eau cristallin
qui campe l’éloge de la dignité. S’y profile la mémoire d’Hervé Denis --homme
vertical passionné de théâtre, d’Aimé Césaire, Berthold Brecht et Kateb
Yacine--, faisant face, aux Casernes Dessalines, aux bourreaux de la dictature
regroupés en une association de malfaiteurs et de criminels connus dénommée «
Commission d’enquête spéciale de Jean-Claude Duvalier ». Magali Comeau Denis
témoigne pour tous les Hervé Denis arrêtés, emprisonnés, torturés, assassinés
ou qui ont disparu. Elle tance ceux-là qui font servile courbette devant le
nazillon depuis son retour en Haïti, les « amis, cousins, frères de ses propres
victimes venus l’acclamer » (p.120) comme pour mettre à distance salutaire «
Cette terreur (destinée à) distiller la peur, en imprégner tout un peuple pour
le déshumaniser, l’annihiler, pour mieux l’asservir, et s’enrichir, et se
perpétuer. » (p. 121) À l’aune de la vérité historique, elle rappelle avec
force que « La dictature fut totalitaire, le désastre total. Aujourd’hui
encore, comme depuis 1986, les puissances « amies » d’Haïti, fidèles à
elles-mêmes, relayant le discours des offenseurs ou banalisant le crime,
invitent ce pays, comme si la mémoire faisait obstacle au progrès, à « ne pas
revenir sur le passé », car il faut se tourner vers l’avenir, il faut de toute
urgence s’atteler à cette reconstruction, il faut… il faut… » (p.122)
Un
livre à lire, relire et partager. On aurait souhaité que l’éditeur --malgré
l’urgence, on le comprend, de publier cette importante contribution qu’est « LE
PRIX DU JEAN-CLAUDISME - Arbitraire, parodie, désocialisation »--, soumette le
manuscrit final à une révision linguistique professionnelle avant la sortie du
livre. Cela nous aurait épargné les indigestes crampes orthographiques qui
polluent l’ensemble. Sur un autre registre, on comprend difficilement que cette
publication de qualité, qui fera date en raison de son objet et de sa
pertinence, ne consigne ni la parole associative ni celle des témoins qui
s’expriment par-devant la Cour d’appel dans le cadre des poursuites engagées
contre le nazillon Jean-Claude Duvalier pour crimes contre l’humanité et
détournements de fonds publics. Ce choix éditorial, pour déplorable qu’il soit,
n’invalide pourtant pas le travail conséquent des contributeurs : la meilleure
façon de le saluer est d’offrir un exemplaire du livre à un ami, un parent, un
jeune né après 1986.
2
« Un rapport de la Banque mondiale (BM) sur le développement dans le monde,
rédigé en 1997 et cité dans l’arrêt suisse, souligne que « Jean-Claude Duvalier
s’est exilé en France avec un pactole évalué à 1,6 milliard de dollars ».
Voir le journal Libération, Paris, 19 septembre 2009. « Bébé Doc - Les comptes sont contés »
11
Roland Bélizaire. « Démocratie, dictature et développement :
ruptures et continuités – Le cas d’Haïti (1970-2004) ».
Colloque international tenu à Port-au-Prince du 14 au 17 novembre 2006.
Dans AlterPresse du 20 octobre 2007.
VI. Texte de loi appelé « Lex Duvalier » (Loi Duvalier) -sur
le site officiel de la Confédération suisse- Loi fédérale sur la
restitution des valeurs patrimoniales d'origine illicite de personnes
politiquement exposées (Loi sur la restitution des avoirs illicites, LRAI) du
1er octobre 2010 (État le 1er février 2011).
VII.
Lemoine Patrick. Fort-Dimanche, Fort-la-Mort. [Nouvelle
édition revue et augmentée], Freeport (N.Y.) : Fordi 9, 2006, 307 pages.
publié le 27 sept. 2015 à 10:58 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 4 oct. 2015 à 05:23
]
Y a-t-il vraiment eu
un « jean-claudisme »?
Par Hugues Saint-Fort -New York, août 2013-
Compte-rendu de lecture du collectif «Le prix du jean-claudisme. Arbitraire, parodie, désocialisation ». Sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot. Port-au-Prince : C3 Éditions. 2013, 238 pages.
Dans le récent ouvrage collectif
qu’ils ont dirigé, «Le Prix du Jean-Claudisme. Arbitraire,
parodie, désocialisation», Pierre Buteau et Lyonel Trouillot ont réuni un peu
plus d’une demi-douzaine d’intellectuels et d’universitaires haïtiens
parmi les plus incisifs et les plus lucides pour réfléchir sur ce qu’ils
appellent le «jean-claudisme». Y a-t-il ici un abus d’-isme? Pourquoi
devrions-nous considérer le «jean-claudisme» comme le «duvaliérisme dans sa
deuxième phase», (p.13) ainsi que Trouillot le définit peut-être un peu trop
vite dans son introduction? Étant donné la fortune de ces termes en –isme dans
le vocabulaire politique en général en tant qu’ils désignent un corpus d’idées,
de valeurs, et de comportement politique, parler de «jean-claudisme»
renvoie à un imaginaire philosophique rationnel, cohérent et porteur d’une stratégie.
C’est dans ce sens qu’on peut parler de «gaullisme», de
«mitterrandisme»,… Or, ce «duvaliérisme dans sa deuxième phase», pour
répéter Lyonel Trouillot, pendant les quinze années où il a sévi en Haïti s’est
révélé d’une inanité, d’une incompétence à gouverner, et d’une médiocrité à
tout point ridicule. Il n’a fait que perfectionner une entreprise
de corruption et de pillage du Trésor public qui a préfiguré ce que nous
vivons actuellement en 2013 sous le régime du musicien indécent, obscène et
sans vergogne, devenu depuis son accession à la présidence le fier et conscient
destructeur du prestige de la fonction présidentielle.
En questionnant la définition du jean-claudisme proposée par Lyonel Trouillot,
je ne préconise nullement une défense ou un retour à l’orthodoxie du
duvaliérisme. Loin de là. Mon point de vue est le suivant: le duvaliérisme a
représenté un totalitarisme et un fascisme tropical (Pierre-Charles 1973; M-R Trouillot
1990) dont les marqueurs de reconnaissance sont les suivants: un faux et
virulent nationalisme, un anticommunisme et un antimarxisme primaires, la haine
de la démocratie et du régime parlementaire, le culte du parti unique et du
chef suprême possédant des qualités charismatiques et des pouvoirs
dictatoriaux, l’établissement de la violence et du mysticisme vodou érigé en
force de manipulation des masses paysannes (Cf. mon texte «Qu’est-ce que
l’extrême-droite haïtienne?» (3ème et dernière partie, février 2013).
Face à cette perspective sur le duvaliérisme (1957-1971), il est difficile de
parler d’un «jean-claudisme». En effet, le régime du fils (1971-1986) n’a pas
élaboré ni laissé un corpus d’idées et de valeurs. Pire, le changement de cap
que le fils a prétendu inaugurer: «Mon père a fait la révolution politique,
moi, je ferai la révolution économique» s’est révélé un échec total
dans la perspective d’un réel développement économique.
Si je questionne l’utilisation du terme «jean-claudisme» implicitement présenté
en tant que doctrine alors que ce régime devrait être considéré comme un régime
nul, un vulgaire ramassis d’individus incompétents réunis autour d’un
soi-disant chef, chroniquement dépassé par les enjeux de la présidence, il
reste que les contributeurs à l’ouvrage collectif dirigé par Pierre Buteau et
Lyonel Trouillot ont produit des textes d’une rare lucidité qui
décortiquent un pouvoir incompétent et aveugle.
Leurs contributions peuvent être divisées en deux grandes catégories: une
catégorie d’analyses relevant de l’éducation, du développement économique, de
l’idéologie et de l’évolution de la société haïtienne dans son ensemble
d’une part; et d’autre part, une catégorie de narratives ou de portraits
qui examinent le fils du dictateur, les séances de torture auxquelles lui et
ses comparses ont présidé, ou qui interrogent l’homme lui-même revenu récemment
au pays pour narguer ceux et celles qu’il a fait tant souffrir, ou encore qui
mettent en perspective le dictateur et son gouvernement.
L’Histoire haïtienne : de la tragédie à la farce
L’introduction de Lyonel Trouillot
intitulée Le duvaliérisme de Jean-Claude (pages 9-20) ne
reste pas dans la tradition des exposés introductifs chers aux universitaires
quand ils dirigent des ouvrages collectifs. En effet, ce n’est pas une
présentation explicative de la problématique développée par les différents
contributeurs dans leurs textes respectifs. L’introduction de Trouillot
représente sa propre contribution à ce volume. Trouillot part de la célèbre remarque de Karl
Marx (dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852) relisant
Hegel et écrivant: «Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et
les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire
deux fois. Il a oublié d’ajouter: la première fois comme tragédie, la seconde
fois comme farce.»
A partir de là, le ton est donné et
Trouillot déroule son argumentation:
«En effet, entre François Duvalier,
médecin originaire des classes moyennes défavorisées, bucheur, ascète jusqu’au
mysticisme, idéologue culturaliste, politique patient ayant fait carrière dans
la fonction publique, posé ses bases dans certains milieux en opérant une
perversion efficace de la sensibilité populaire (question de couleur,
injustices sociales, contradiction ville campagne…), dompté les forces armées,
levé un corps de Volontaires de la Sécurité Nationale à sa solde, bataillé
contre le Vatican et les États-Unis, réduit à néant toutes les forces
politiques et la société civile haïtiennes; et Jean-Claude Duvalier,
profession: fils de président; mérite politique: fils de président; origine
sociale: fils de président; manière de vivre: dépenses et bamboche, il semble
bien y avoir un monde. On pourrait donc partir de la personnalité de
Jean-Claude Duvalier, avoir recours à la psychologie ou à une sociologie des
héritiers pour analyser comment et pourquoi, ayant reçu une dictature en
cadeau, Jean-Claude Duvalier s’est contenté d’en jouir jusqu’à ce qu’un jour
l’Histoire vienne lui dire: citoyen, la fête est finie.» (Pages 9-10).
Si j’ai tenu à citer ce long passage de
l’introduction de Lyonel Trouillot, c’est parce qu’il peint à grandes touches
et avec une justesse sans égale des portraits saisissants des deux dictateurs.
Pour Lyonel Trouillot, «le jean-claudisme a épuisé la pauvreté discursive du
duvaliérisme en gardant quelques slogans démentis par l’évidence des
comportements sociaux des tenants du pouvoir, ou en rompant tout simplement
avec ces slogans. Avec Jean-Claude, le duvaliérisme ne veut, ne peut plus rien
dire. Il perd jusqu’aux prétextes qui avaient fondé sa rhétorique démagogique.
Il est fini le temps des «œuvres essentielles»» Réflexions lumineuses!
Lyonel Trouillot touche ici le point fondamental que je tache d’exposer qui est
la vacuité du discours jean-claudien, discours qui ne mérite pas qu’on l’érige
en une doctrine en-isme.
Le sabotage de la réforme éducative du
ministre J. Bernard
Le titre du texte de Guy Alexandre «La
politique éducative du jean-claudisme. Chronique de l’échec «organisé» d’un
projet de réforme» explique en quoi le régime de Jean-Claude Duvalier a
décapité une réforme éducative qui s’avérait nécessaire et portait en elle des
éléments de réussite certaine. A mon sens, ce texte s’avère d’une lecture
indispensable pour comprendre les enjeux politiques de toute réforme éducative
en Haïti et se rappeler que la question de l’éducation en Haïti passe
inévitablement par la résolution de la question de la langue. Guy Alexandre
sait de quoi il parle: entre 1979 et 1983, il a été membre de la
Direction des Études de l’Institut Pédagogique National (IPN), avec pour
responsabilité la «mise en place d’une unité de recherches en Sciences
sociales». Entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, l’IPN a
joué un rôle de premier plan dans la mise en place de structures nouvelles
destinées à assurer le succès de la réforme Bernard (une nouvelle orthographe
pour la langue créole, orthographe IPN devenue depuis l’orthographe officielle
de la langue créole, l’officialisation de l’usage du créole dans les écoles
haïtiennes, l’utilisation du créole comme langue d’enseignement et objet
d’enseignement dans les écoles haïtiennes).
Sur la question de la langue et de
l’avenir de tout projet de réforme éducative en Haïti, il est immensément utile
de méditer sur l’anecdote vraie racontée par Guy Alexandre, au sujet du
ministre Chanoine narguant une délégation du ministère de l’Éducation venue le
rencontrer officiellement et composée de Raymond Chassagne, Guy-Serge Pompilus
et lui-même, et leur déclarant effrontément: «Le message du Président
que vous évoquez …porte de belles phrases pour de beaux discours…La vérité est
que, …dans les avenues du pouvoir, il y a des gens puissants qui sont opposés à
ce projet.» (Page 30).
Guy Alexandre ne s’en tient pas à ce
seul témoignage. Dans un texte intitulé «Matériaux pour un bilan de la
réforme éducative en Haïti» (1989), il écrit ceci: «Ce qu’il
faut voir en termes concrets, c’est que voulue, passionnément voulue, par le
ministre Bernard, portée avec enthousiasme par les techniciens de l’Institut
Pédagogique National (IPN) et du ministère de l’époque; appuyée par les
institutions de coopération ou d’assistance internationale, cette réforme n’a
pas été désirée par l’État et le gouvernement. Qui, au contraire, de diverses
manières, passeront leur temps, de 1979 à 1986, à la saboter proprement de
façon plus ou moins ouverte ou plus ou moins larvée, selon les moments.»
Aujourd’hui, près de trente ans après
l’échec «organisé» de la réforme éducative initiée par le courageux ministre
Joseph Bernard, le système éducatif haïtien reste dans un état déplorable et la
question de la langue, malgré les initiatives héroïques tentées par des
linguistes haïtiens de l’intérieur et de l’extérieur, fait toujours face à une
impasse. Il est temps que les Haïtiens comprennent que les retards de toutes sortes
accumulés par la société haïtienne depuis plus de deux siècles
persisteront et s’aggraveront tant que l’État haïtien n’aura pas donné à la
langue maternelle de tous les locuteurs haïtiens la place qu’elle doit occuper
dans notre système éducatif.
L’aggravation de la pauvreté sous Jean-Claude Duvalier
Dans sa contribution intitulée Les
stratégies de développement du régime des Duvalier, (pages 65-93), Frédéric
Gérald Chéry, universitaire et professeur d’économie à l’Université d’État
d’Haïti, entreprend de faire le point sur les conditions d’une certaine
«croissance» en Haïti au cours du régime de Jean-Claude Duvalier, les
contraintes politiques qui ont sous-tendu les éléments de cette «croissance» et
le contexte international dans lequel tout cela s’est développé. Selon le
professeur Chéry, il y a eu des avancées qui ont été réalisées dans la gestion
de l’économie nationale, comme la création du Ministère du Plan en 1978 soutenu
par le renforcement d’un institut haïtien de statistique, indispensable dans la
«collecte et le traitement de l’information économique». Cependant, le
professeur Chéry nous met tout de suite en garde: «Il ne s’agit pas
d’affirmer que les statistiques haïtiennes étaient de bonne qualité, mais
d’admettre qu’une certaine routine s’est instituée autour du traitement des
données statistiques afin d’orienter les choix économiques.» (page
71).
Selon le professeur Chéry, le régime de
Jean-Claude Duvalier, sur le plan économique, a voulu combiner deux stratégies
de développement: «la promotion des exportations à laquelle était adjointe
une stratégie de substitution aux importations» (page 72). D’après le
professeur Chéry, ces deux stratégies représentaient en fait deux politiques
tout à fait opposées. On était alors en plein conflit qui se traduisait par une
concentration de la richesse en faveur des capitalistes couplée avec
l’aggravation de la pauvreté dans le pays.
Pour le professeur Chéry, les choix
économiques du régime de Jean-Claude Duvalier ont généré des obstacles qui
perdurent et scellent jusqu’à ce jour l’insuccès des politiques économiques en
Haïti. Il identifie ces obstacles comme: le poids de l’héritage du noirisme, le
ciblage inadéquat des porteurs du développement, le poids écrasant du président
au cœur des décisions économiques, et finalement l’absence de politique de
formation de la main d’œuvre de la part de l’État. (page 80). Plus d’un quart
de siècle après la chute de Jean-Claude Duvalier, ces obstacles jouent encore
un puissant rôle dans l’évolution de l’économie nationale.
La contribution de Guy Gérard Ménard
intitulée Aksyon patriyotik: Yon mouvman politik e kiltirèl (pages
143-167) tranche de deux façons: d’abord, elle est rédigée en créole; ensuite,
elle présente et analyse un aspect de la lutte contre la dictature des Duvalier
que des Haïtiens ont menée dans l’émigration. Ménard rappelle le contexte
national (les débuts de la répression menée par François Duvalier contre la
population haïtienne, l’exil forcé des cadres haïtiens vers l’Afrique et
l’Amérique du Nord) et international (l’émergence des mouvements armés de
gauche dans le Tiers-Monde en général, la guerre du Vietnam et les répercussions
qu’elle a eues sur le monde étudiant de la majeure partie des pays
occidentaux…) dans lequel a pris naissance Aksyon patriyotik. Loin
d’être déphasé par rapport aux objectifs du livre, le texte de Guy Gérard
Ménard se présente comme un excellent rappel du rôle qu’ont joué les opposants
haïtiens à la dictature des Duvalier au cours des années 1960-1970.
Qu’est-ce que la petite-bourgeoisie haïtienne?
Il est évident pour tous les lecteurs
de l’historien et anthropologue Michel-Rolph Trouillot récemment décédé que son
texte intitulé Pour une Anthropologie du Jean-Claudisme (pages
190-227) est un texte de jeunesse, à l’époque où il commençait sa carrière de
brillant universitaire qu’il est devenu. Les références des chercheurs
contemporains qu’il cite ne vont pas au-delà des années 1980 et le texte
lui-même se ressent de certaines avancées pas toujours très assurées.
Malgré cela, on perçoit clairement la profondeur de l’analyse, la solide
argumentation, les nuances superbes de l’exploration sociale haïtienne
caractéristique de M-R Trouillot, telles que révélées au grand jour dans l’un
de ses plus grands textes, State Against Nation: The Origins and Legacy
of Duvalierism (1990).
Dans ce texte, Pour une
Anthropologie du Jean-Claudisme, M-R Trouillot tache de mettre en
lumière les conséquences du dépérissement des valeurs et des pratiques
bourgeoises haïtiennes à la fin du dix-neuvième siècle. Trouillot souligne le
nombre alarmant des familles d’affaires haïtiennes à faire faillite au cours
des deux dernières décennies du dix-neuvième siècle, et en même temps la
pénétration au sein de la hiérarchie commerçante haïtienne des hommes
d’affaires allemands ou «syriens». (Ici, je signale la note citée
au bas de la page 199: «En langage haïtien, le terme «syrien» recouvre
bien plus que des originaires de la Syrie. Il embrasse toute une gamme
d’immigrants Levantins: Palestiniens, juifs ou catholiques Libanais, Syriens,
etc.»).
Central dans la thèse de M-R Trouillot
est l’argument selon lequel la référence constante aux pratiques et aux valeurs
bourgeoises ne résiste pas au comportement de «l’élite» haïtienne que Trouillot
définit ainsi: C’est «le chevauchement socio-culturel et
politique de la bourgeoisie des comptoirs et de ses alliés petit-bourgeois. En
tant que tel, l’élite est un ensemble toujours ouvert et changeant. Il inclut
ceux qui par leur position dans la structure économique (commerçants,
industriels), leur couleur, leurs souches généalogique, leur localisation
spatiale et sociale dans la République de Port-au-Prince, leur mode de paraitre
(fréquentation, «gros frottement», école, langage, tenue vestimentaire ont
droit à la nomination de «bourgeois» au sens Créole-Haïtien du terme».
Vers 1975, explique Trouillot, à partir
de l’Affaire des Timbres, un changement s’effectue dans le contenu généalogique
de l’élite, «mais aussi dans ses critères de sélection de plus en plus
accommodants». Le déclin bourgeois s’accélère et, nous dit Trouillot, «contribue
autant à des changements de pratiques économiques, politiques et
socio-culturelles qu’à des changements dans la perception et la valorisation
idéologique de ces pratiques.» La source du «jean-claudisme» se
retrouve «dans la continuité d’un déplacement qui commence avec la
grande Dépression 1873-1896 et se vérifie avec les années folles du début de ce
siècle.»
Trouillot pose en toile de fond de la
structure sociale haïtienne la faiblesse structurelle de ce qu’il appelle
la bourgeoisie des comptoirs. Cette bourgeoisie est incapable, selon Trouillot,
de reproduire en son sein ou d’imposer pleinement au reste de la nation les
codes idéologiques et culturels qui caractérisent les bourgeoisies du Centre.
Pour Trouillot, «la bourgeoisie haïtienne n’a jamais été hégémonique au sens
où elle n’a jamais conquis le droit moral et social de diriger ce pays.» Dans
ces conditions, c’est la petite bourgeoisie qui va prendre la relève de
l’idéologie bourgeoise. Elle va le faire avec conviction et foi dans des
valeurs qui ont nom: culture, éducation, intellectualisme. Trouillot explique:
«Des individus sortis du gros des classes moyennes –donc à deux naissances
près d’un passé paysan –se battront pour devenir des hommes de culture, une
appellation qui leur donne droit au statut d’élite.» (page 207).
L’histoire de l’éducation formelle en Haïti se confond ainsi avec les
mécanismes de reproduction des valeurs et des codes bourgeois dans la société
haïtienne.
«L’émergence de la petite bourgeoisie
intellectuelle et professionnelle comme un secteur particulier de la population
urbaine va créer «l’élite», lieu de rencontre de la bourgeoisie et des «brillants» de
la petite bourgeoisie.» (page 212). L’institution scolaire et la culture qu’on y acquiert
deviennent ainsi les facteurs les plus sûrs de la mobilité sociale en Haïti.
Mais, explique Trouillot, «en renforçant ses propres mécanismes de
promotion sociale, la petite bourgeoisie établit aussi un mécanisme puissant
de reproduction de l’idéologie bourgeoisie relativement indépendant
de la bourgeoisie elle-même.» (C’est moi qui souligne).
Le changement du jean-claudisme tel que
le perçoit M-R Trouillot consiste en ceci: «quelque part entre la fin de la
Dépression et la mort de François Duvalier, le gros des classes moyennes a
cessé de croire aux valeurs bourgeoises et le secteur-guide de ces classes (la
petite bourgeoisie) a cessé de les reproduire. Le jean-claudisme,
c’est aussi la déprime intellectuelle et culturelle au sein de la petite
bourgeoisie, déprime qui contraste avec l’élan et la fougue qui marquent ce
secteur de 1915 à 1965 environ.» (page 222).
Il est regrettable qu’on n’ait pas
accès à la deuxième partie de ce texte de M-R Trouillot qui est pourtant
annoncée dans le corps de l’article.
J’ai placé dans la même catégorie les
contributions de l’historien Pierre Buteau (M. le Président, pages
39-61), et de Mme Magali Comeau Denis (Pour lui, pour elles et pour eux,
pour tous nos enfants…,pages
117-123). Dans ces deux textes en effet, les contributeurs décrivent,
interrogent et apostrophent le dictateur qui est revenu au pays pour se la
couler douce après tant d’années de répression politique, d’enrichissement
personnel, de silence imposé.
La contribution de Patrice Dumont
intitulée Le jean-claudisme ou idéologie du paraitre, pages
125-139 caractérise ainsi le régime: «Le jean-claudisme fut une
mystification du peuple haïtien par l’affirmation d’un mode d’être et de faire
clinquants, superficiels et corrompus de ses tenants au mépris du peuple
souffrant.» Pour exacte qu’elle soit, cette description de Dumont est
dépassée par le comportement actuel du régime du musicien devenu président.
Haïti, c’est le pays où l’histoire bégaie continuellement.
Les deux dernières contributions, celle
de Marvel Dandin (28 novembre 1980: le dernier tango du «Prince», pages
97-113) et celle de Michel Soukar (Le Gouvernement de Jean-Claude
Duvalier (22 avril 1971-7 février 1986),pages
171-189) sont consacrées, l’une à un travail de mémoire,
l’autre à un travail d’historien. Comme on le sait, histoire et mémoire
relatent chacune à leur manière leur impression du passé. La mémoire,
territoire du collectif, instance du vécu, est traitée littérairement par le
journaliste, tandis que l’histoire telle qu’elle est comprise par les
historiens, mobilise un savoir, une connaissance qui s’attache à restituer le
passé en se pliant aux exigences des faits, de la vérité, grâce au recul et à
une distance par rapport à la mémoire personnelle.
Marvel Dandin remplit merveilleusement
bien sa tâche de journaliste dans une contribution dominée par le souvenir, les
sentiments, les réactions des protagonistes. Les points de vue, souvenirs, et
prises de position qu’il a laissés conservent encore plus de trente ans
après les événements, une formidable source de reconstruction de ce qui s’est
passé en ce jour de novembre 1980 et durant la période de la dictature du
président-dictateur. Le texte de Dandin constitue un modèle de journalisme
littéraire que devraient lire tous les aspirants journalistes haïtiens vivant
en Haïti.
Quant à la contribution de Michel
Soukar, c’est une présentation en raccourci de ce qu’a été le régime de
Jean-Claude Duvalier: l’homme d’abord, son adolescence étouffée «dans un milieu
composé surtout des valets et des sbires de son dictateur de père», «dernier en
classe», «propulsé au pouvoir contre sa volonté». L’héritage de son père
ensuite. Soukar expose en quoi a consisté la fameuse promesse du jeune
président à vie: «Mon père a fait la révolution politique, je ferai la
révolution économique.»: d’abord, des micro-projets économiques, des milliers
de tonnes d’équipements divers et de surplus agricoles, «une circulation
artificielle d’argent, [une] animation et [une] prospérité apparentes, [des]
commerçants satisfaits…»; ensuite, toujours selon Soukar, la création d’une
zone d’industrie de sous-traitance dans les environs de la capitale. En fait,
malgré la soi-disant relance de l’économie accompagnée d’un semblant de
libéralisation dictée par les États-Unis, le régime de Jean-Claude Duvalier
fonctionnait encore comme une dictature. En témoigne ce qui s’est passé le 28
novembre 1980 (cf. la contribution de Marvel Dandin) et les assassinats de
journalistes comme Gasner Raymond ou Ezéchiel Abellard.
Soukar considère le mariage de
Jean-Claude Duvalier avec Michèle Bennett comme l’ouverture d’une brèche dans
l’édifice du pouvoir. Cette union permit «l’instauration des monopoles des
Duvalier/Bennett sur le café, le sucre, le transport, les allumettes, le cacao,
etc… D’où mécontentement d’un secteur de la bourgeoisie d’affaires qui avait
pactisé avec le régime. La base sociale du «jean-claudisme» se réduisit. Le
pouvoir se mit à couver un conflit interne, la mouvance démocratique
s’étendait, la crise économique s’aggrava. Choc pétrolier : escalade des
prix du transport et de la nourriture, chute des prix du café sur le marché
mondial, baisse des rentrées en Haïti.»
Dans la mesure où cette contribution de
l’historien Soukar ne visait nullement à l’exhaustivité (sans quoi, l’auteur ne
l’aurait pas publiée dans le cadre d’un ouvrage collectif mais en aurait fait
un plein volume), on peut dire que c’est un bon texte d’exploration historique
haïtienne contemporaine. Mais, nous souhaitons tout de même une étude
historique fortement documentée de cette période qui puisse rendre intelligible
ce passé récent qui continue encore avec le régime du musicien d’extrême droite
devenu président.
________________________________________
Références citées:
Marx, Karl (1852) [2007] Le dix-huit Brumaire de Louis
Bonaparte. Paris :
Flammarion.
Pierre-Charles, Gérard (1973) Radiographie d’une dictature: Haïti et
Duvalier. Montréal:
Editions Nouvelle Optique.
Trouillot, Michel-Rolph (1990) Haïti: State Against Nation.The Origins and
Legacy of Duvalierism. New York: Monthly Review Press.
publié le 24 juil. 2015 à 12:49 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 27 juil. 2015 à 09:36
]
La traite des Haïtiens vers la République Dominicaine sous Duvalier
vue
par Marcel Duret
Juin 2015
C’était en 1984 ou 1985 sous le régime de Jean-Claude Duvalier. Il était
8 heures du soir ; je rentrais chez moi comme d’habitude à la ferme, aux pieds
du morne à Cabri, quand, arrivé à la Croix-des Bouquets, j’ai dû me faufiler
dans une marée humaine qui couvrait toute la place publique de la ville. Des
milliers et des milliers de personnes étaient couchées à la pleine lune pour
passer la nuit. Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi cette démonstration insolite
de gens sur une place publique ? Ce n’était quand même pas une manifestation
contre Jean-Claude ?
J’ai eu la réponse à mes questions quand je me suis arrêté plus loin de
la place publique :
Bonswa madanm, bonswa Mesye
Eske w ka di m pouki tout moun sa yo ap dòmi sou plas la ?
Se anbochaj
Anbochaj ?
Wi moun ki pral travay nan panyòl.
[Bonsoir madame,
bonsoir monsieur; Pourriez-vous m’expliquer pourquoi tous ces gens dorment sur
la place publique?; C’est un recrutement; Recrutement?; On recrute des
travailleurs pour la République Dominicaine]
Oh Mon Dieu ! D’où vient tout ce monde ? Qu’est-ce qui a été préparé
pour eux comme structures d’accueil ? Peut-on recevoir des êtres humains dans
ces conditions ? Quel est le prix négocié par tête de « bétail » ? Ces Haïtiens
sont-ils traités de cette manière par d’autres Haïtiens?
Le lendemain, je descendais en ville pour constater au niveau de la
Croix-des-Bouquets une multitude de colonnes humaines. Les gens étaient entassés
et serrés l’un contre l’autre et des bourreaux munis de bâtons les
contrôlaient. Ceux qui, pour une raison ou une autre, s’écartaient de la ligne,
recevaient un coup de bâton à la tête. Mon Dieu ! Il s’agit de mes frères
haïtiens vendus aux Dominicains comme des animaux ! Il s’agit de traite des
noirs 300 ans après celle de 1 700 en provenance d’Afrique !
J’ai pleuré pendant tout le parcours, impuissant de ne pas pouvoir venir
en aide à mes propres frères en danger.
Deux mois plus tard, je rencontrais une dame médecin qui a travaillé
comme « consultante » à l’embauchage. J’aurais souhaité ne pas l’avoir
rencontrée.
Nous, Haïtiens, préférons vivre dans le déni. « Sa w pa konnen pap
tiye w ».
Elle m’a raconté qu’elle avait signé un contrat de US $500 pour une
semaine de travail qui consistait à « consulter » les embauchés. Ça se passait
comme suit :
« Par groupe de
7, les embauchés rentraient nus dans la salle de consultation et devaient
soutenir leurs pénis et presser dessus pour déterminer s’il n’y avait pas de
trace de gonorrhée, et ensuite ils devaient se retourner et se pencher en avant
pour détecter des signes d’hémorroïde. Pendant tout ce temps, un homme
utilisait un ‘flacon d’air freshner‘ pour éliminer l’odeur nauséabonde qui
émanait de ces embauchés. »
Tout s’est passé, tant bien que mal, le premier jour. Le lendemain,
alors qu’elle préparait les dossiers pour recevoir un second groupe, elle a
levé la tête et a cru, un moment, que son père était l’un des sept. Elle s’est
arrêtée, a mis sa main gauche sur sa bouche et a respiré profondément. Elle a
pu contenir ses larmes. Trop, c’est trop. Elle a décidé de laisser le boulot
sans dire mot et sans réclamer son salaire de la veille.
Elle m’a aussi rapporté que, trop souvent, les embauchés arrivaient sans
aucun papier d’identification et qu’on leur attribuait des numéros ».
Six mois plus tard, je me retrouvais sur la cour de la caserne de la
Croix-des-Bouquets pour régler autre chose et j’assistais, une fois de plus, à
une manifestation flagrante de violation de droits humains contre des embauchés
ou certains d’entre eux embauchés quelques mois plus tôt. Une très longue ligne
de « braceros » attendaient d’être fouillés et dépouillés des dollars
et des pesos dominicains par des officiers de la BRH.
Par une certaine violence verbale, les embaucheurs les contraignaient de
:
« Retire soulye w »
« Leve zèl poul ou a»
« Retire chapo a nan
tèt ou »
[Enlève tes souliers;
soulève tes bras (ailes de poule); enlève ton chapeau]
C’était, peut-être, la dernière humiliation subie par ces hommes qui
venaient de passer les pires moments de leur vie en République dominicaine.
Pendant cette période et depuis 1933, les chefs d’État dominicains
payaient aux chefs d’État haïtiens des "honoraires" pour rassembler
les travailleurs immigrants saisonniers en vue de la coupe de canne à sucre. Il
est universellement admis que les immigrants haïtiens étaient mal logés dans
des « bateys » et devaient
travailler de longues heures dans les champs de canne-à-sucre. Durant ces 82
ans de traite annuelle d’Haïtiens vers la République dominicaine plusieurs générations
ont décidé de rester en terre voisine au-delà de leurs contrats et y ont créé
des familles.
Documentaire sur les travailleurs agricoles haïtiens en République dominicaine pour la récolte de la canne à sucre. 1897, ONF.
Selon la loi raciste 181-13, le 23 septembre 2013, la Cour
constitutionnelle de la République dominicaine, a publié un arrêté selon lequel
les enfants de travailleurs haïtiens nés en territoire dominicain après 1929 ne
peuvent pas réclamer la nationalité dominicaine.
Le 27 février 2015, à l’occasion de la célébration de leur indépendance,
le président Danilo Medina déclarait avec calme, détermination et
intransigeance qu’il n’y aurait pas de prolongement du délai devant permettre à
un grand nombre de descendants d’haïtiens vivant en République dominicaine de
régulariser leur statut légal. Il est prévu, en complicité et en collaboration
avec le gouvernement haïtien, de commencer une déportation « non
massive » à partir du 30 juillet. Décidément on nous prend pour des
imbéciles !
« Afrocentricity International tient à exprimer publiquement son
rejet de la loi adoptée par la République dominicaine, loi visant à priver tous
les individus d’origine haïtienne nés après 1929 en République Dominicaine. De
leurs droits, Il s’agit d’une violation touchant non seulement les Haïtiens,
mais encore tous ceux qui sont d’origine africaine »
Si plusieurs instances internationales ont catégoriquement condamné
cette loi 181-13 de la République dominicaine, il n’en est pas de même pour les
partis politiques haïtiens et plus particulièrement pour les 58 candidats à la
présidence agréés par le Conseil électoral provisoire. Comment expliquer ce
silence complice de leur part ? Comment comprendre qu’aucun d’entre eux, à
l’exception d’un seul à ma connaissance, n’ait fait de déclaration à ce sujet ?
Est-ce le même dédain vis-à-vis de leurs proches qui a caractérisé tout
le processus d’embauchages et de retour de nos frères haïtiens? Est-ce que le
peuple haïtien doit s’attendre à des tournées en République dominicaine de tous
les candidats qui iront quémander le financement de leur campagne comme c’était
le cas lors des dernières élections haïtiennes?
J’espère vivement que la société civile haïtienne organisera une
campagne systématique visant à signaler au peuple haïtien ceux qui oseront
traverser la frontière en vue de recevoir l’absolution et/ ou l’appui financier
des Dominicains.
---
Marcel Duret, ex-ambassadeur d’Haïti à Tokyo, juin 2015
publié le 24 juil. 2015 à 11:57 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 27 juil. 2015 à 08:18
]
Autour de l'ouvrage de Jean-Claude Brouard Cambronne :
«Haïti. Chroniques d'un massacre annoncé»
Par GustiGaillard-Pourchet
Collection Cidihca
Jean-Claude Brouard Cambronne est un auteur préoccupé depuis un certain temps de transmettre son vécu et ses éléments de connaissance de la lutte clandestine menée sous la dictature de François Duvalier. En 2009, la parution de «Le chant des ténèbres. Mort lente au Fort-Dimanche» en témoignait, à sa façon, fortement. Cinq ans plus tard, il revient à la charge avec son «Haïti. Chroniques d'un massacre annoncé », paru aux éditions Dami (Montréal, 2014). Cet ouvrage, d'environ cent-quarante pages, mérite attention.
Cambronne livre ici un remarquable témoignage à plusieurs voix sur des moments de la répression du mouvement communiste. Certes les actions de quelques autres groupements sociopolitiques contre le régime totalitaire sont évoquées telles celles de «Jeune Haïti » et de la « Coalition Haïtienne » ou encore, bien auparavant, de la mobilisation syndicale et de la lutte des étudiants en 1959- 1961. La mention de ces groupes sert toutefois essentiellement à planter le cadre dans lequel s'inscrit la lutte communiste.
Cambronne s'est attaché à recueillir des témoignages épars de militants. Il les rassemble dans ces « Chroniques ... », tout en leur donnant une cohérence tant au niveau des épisodes chronologiques qu'à travers l'itinéraire de figures militantes majeures. Par ailleurs, certes souvent de façon seulement allusive, le mode de fonctionnement et les objectifs d'un des partis communistes sont évoqués. Il s'agit du Parti d'Entente populaire (PEP). Honnêtement conduite, la démarche de l'auteur débouche sur un résultat crédible. Les militants de ce parti prennent corps et âme au fil des pages et leur degré d'implication donne aussi des indications sur le rapport de forces sur le terrain et sur la violence de la réaction du pouvoir. Or à l'effarement du lecteur lié au suspense qui fait écho aux sombres réalités d'alors, ces militants vont, en grande majorité, disparaître dans les geôles de la dictature quand ils n'ont pas été exécutés sur leur lieu de capture.
C'est avec un souci de rigueur que l'auteur parvient à repositionner les pièces d'un puzzle éclaté justement par des vagues de répression, en particulier, celle de 1969. C’est d' ailleurs sur ce «massacre annoncé» que l’ouvrage se clôt abruptement. Cette date correspond au démantèlement du mouvement communiste par la dictature de Duvalier-père. Évidemment, l'efficacité de cette ultime répression contribuera à la prise de pouvoir sans à-coups de l'héritier Jean-Claude Duvalier, sous le regard bienveillant de Washington. Larépression continuera à frapper les membres du jeune Parti unifié des communistes haïtiens (PUCH) mais ceci marque une autre étape historique que l'auteur ne traite pas.
Cambronne se focalise donc sur le mouvement communiste sous Duvalier-père, plus précisément sur le PEP. Puis, à partir de janvier 1969 où se scelle la création du PUCH, résultant de la fusion du PEP et du Parti populaire de libération nationale (PPLN), l'auteur suit les actions de plusieurs militants de la branche du PEP.
Dans cette optique, il est donc logique que Cambronne remonte aux années 1940, en particulier à l'événement-phare des Glorieuses de janvier 1946. Le jeune écrivain Jacques Stephen Alexis occupait alors le devant de la scène où les aspirations à la démocratie déferlaient. Or ce même Alexis devient en 1959 un des fondateurs du PEP. D'après Cambronne, ce parti propose à la gauche une approche plus pragmatique et, entre autres, plus ouverte à la bourgeoisie nationale, que celle prônée par le PPLN. Cependant à l'issue de sa participation à un congrès du parti communiste soviétique, le retour clandestin d'Alexis connaît une fin tragique en 1961 tandis que son organisation politique essuie une féroce répression. Une fois cet épisode dramatique relaté, l'auteur fait un saut dans le temps de près de cinq ans sans évoquer la réédification organisationnelle du PEP ou encore la répression qui, en 1965, s'est abattue sur le PPLN. Ces omissions ne sont probablement pas une occultation de ces deux réalités par l'auteur mais vraisemblablement la résultante d'un manque d'informations sûres pour les traiter valablement.
Cambronne aborde donc de front la lutte clandestine menée en 1968-1969 et qui est soutenue par les partis-frères de l'Union soviétique et de Cuba à travers la formation théorique et militaire des militants. L'auteur informe plus particulièrement des actions armées dans la capitale et, en province, de celles de guérilla de type «Foco» poursuivies par le PEP puis par la Commission militaire du PUCH. Toujours à l'aide des propos de témoins, Cambronne souligne toutefois qu’à l’époque cette stratégie ne remporte pas l'unanimité au sein du comité central du parti. En tout cas, le pouvoir finit par avoir le dessus à Cazale, comme à Port-au-Prince et au Cap-Haïtien ou encore à Jérémie pour ne citer que ces localités investies peu ou prou par l'organisation communiste. Au mitan de l'année 1969, ce mouvement devient définitivement orphelin de la plupart de ses dirigeants.
La pyramide des forces répressives militaires et celle du corps des macoutes déployés sur tout le territoire constituent certainement un ressort clé de cette victoire gouvernementale. Toujours à travers les témoignages recueillis par ses soins, l'auteur met toutefois en évidence un autre facteur de taille.
II s'agit du redoutable double-jeu d'un dirigeant important du PEP puis du PUCH, à savoir Franck Eyssallenne (alias Charly). Des publications du PUCH ou encore de Bernard Diederich ont déjà dénoncé les agissements d'Eyssallenne, mais Cambronne enfonce le clou. Ilmontre combien de par sa position à la tête du parti, Eyssalenne est au fait des initiatives militaires de l'organisation comme des tâches données à nombre de militants de base. Malgré certaines tentatives d'explications de l'auteur, en particulier les liens qu'aurait entretenus Eyssallenne avec la CIA, le lecteur ne détient aucune clé pour comprendre le manquement du parti sur cet agent-double qui aurait des relais complices en province. Cette défaillance organisationnelle sera fatale à nombre de militants dont beaucoup n'en réchapperont pas. Si l'exécution sur place des militants pris au collet n'est pas systématique, qu'ils survivent à l'incarcération sera un dénouement rare.
Les conditions de détention inhumaines sont ainsi également évoquées, tant celles du Pénitencier national que des Casernes Dessalines ou du macabre Fort Dimanche. Leurs descriptions constituent un poignant complément aux témoignages regroupés il y a une trentaine d'années dans le fascicule «Les prisonniers politiques accusent « (publié en 1973 par CACREH, KODDPA ...). Militaires comme membres du corps des VSN, les meneurs d'ordre et les tortionnaires impliqués sont identifiés par l'auteur, grâce encore une fois aux témoins. A l'issue de la lecture de ce travail de mémoire, les choix et les responsabilités de chacune des parties adverses se profilent avec force. Mais évidemment on voudrait en savoir bien davantage.
L'auteur a donc gagné son pari puisque, in fine, ses «Chroniques ...» créent des attentes chez le lecteur. Celui-ci voudrait pouvoir mesurer l'ampleur et la portée du mouvement communiste haïtien dans son ensemble. II voudrait aussi comprendre les motivations de ces militants à la mort « annoncée» et avoir des éléments d'appréciation plus précis sur l'appareil du PEP/PUCH. II voudrait encore pouvoir jauger de la réaction de l'opinion publique nationale à la violence de la répression qui n'est pas qu'anticommuniste, loin s'en faut. Ces interrogations, parmi tant d'autres, indiquent combien « Chroniques d'un massacre annoncé » est un jalon supplémentaire pour l'écriture d'une histoire du mouvement d'opposition communiste à Duvalier. Toutefois l'auteur devrait apporter certaines précisions pour que ce jalon devienne un véritable garde-fou.
Le lecteur, averti ou non, reste effectivement souvent sur sa faim quand à l'identité des témoins pour lesquels Cambronne fait office de porte-voix. L'implication du témoin direct sur l'événement relaté ainsi que le degré d'exactitude de ses propos ne peuvent être mesurés. Par ailleurs, l'auteur semble exploiter aussi des témoignages indirects. Or, malgré la bonne volonté des intermédiaires, le temps écoulé depuis les événements en cause risque parfois d'être un prisme déformant. Cette difficulté apparaît d'ailleurs aussi dans la présentation de l'itinéraire du milicien Eulisma. Sur quel matériau se fonde la reconstruction par l'auteur de ce parcours plus que singulier et, en général, des actions menées par les militants communistes ? Certes, souvent, en faisant des recoupements entre divers témoignages de« Chroniques … » et d'autres publications tels « Le Prix du sang » de Diederich ou encore « De Haïti sous Duvalier. Terrorisme D'État et visages de la résistance nationale » produit par le PUCH, on soupçonne que René Théodore ou Joseph Rodney pourraient être des informateurs de Cambronne. Si cela est vrai, l'indiquer n'aurait donné que plus de poids aux témoignages de ces deux dirigeants, aujourd'hui disparus. De plus, Cambronne lui-même est peut-être une des sources orales recueillies. Pourquoi ce parti-pris de l'auteur de taire les noms des voix mobilisées? Pourquoi encore ne pas décliner l'identité complète de plusieurs militants?
Certes la plupart comme Joël Liautaud, Henri-Claude Daniel ou Gérald Brisson, pour ne citer qu'eux, sont clairement identifiés mais d'autres, tels « Appareille » ou « Lou Sing », ne sont présentés que sous leur nom de guerre. L'itinéraire des militants en question reste alors plus qu'en pointillés, or ce n'est manifestement pas l'objectif de l'auteur.
On veut bien admettre que le respect de principes de combat clandestin puisse amener un témoin à être sincèrement incapable de divulguer la véritable identité d'un autre militant. On veut volontiers croire encore que la confidentialité de certains entretiens recueillis par Cambronne soit un carcan pour l'auteur. Mais depuis la commémoration des 50 ans de la tuerie du 26 avril 1963 les attentes de l'opinion publique haïtienne sont grandissantes. Compte tenu des actions introduites à Port-au-Prince par le Comité contre l'impunité [Collectif contre l’impunité] et de la notoriété acquise par le site Haïti lutte contre l'impunité (HLCI), ce sceau du secret respecté par l'auteur ne pourrait-il être levé ? Cette démarche de transparence aurait une incidence immédiate sur une prochaine édition (espérée !)de l'ouvrage en question. Elle permettrait l'élaboration d'un index des noms des personnes citées avec, en regard pour chacune, quelques lignes biographiques. En particulier les noms de dizaines de militants et militantes (et leurs noms de guerre) y figureraient, eux qui étaient si convaincus de contribuer à mettre à bas les fòs fènwa. Ce processus de longue haleine finira par déboucher seize ans plus tard, le 7 février 1986.
«Haïti. Chronologies d'un massacre annoncé » est un ouvrage qui rappelle donc combien la chute de la dynastie Duvalier est aussi redevable à ces militants des années soixante. Ce témoignage à plusieurs voix conduit par Cambronne est enfin une puissante invitation aux autres témoins encore vivants. Il les invite à léguer le matériau nécessaire à la mémoire et à la connaissance des luttes menées par les communistes contre la dictature Duvalier. Puisse cet appel être entendu...
--Publié dans Pour Haïti, no89,2èmetrimestre2015, Paris
publié le 6 févr. 2015 à 12:44 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 7 févr. 2015 à 09:03
]
Exercer la mémoire
Par Suzy Castor *
Un
an déjà depuis ce jour du 12 janvier où la terre a secoué
Port-au-Prince, la zone métropolitaine et ses environs. L’année 2010 est
chargée de toutes sortes de péripéties (ouragan, bourrasque, choléra,
élections) qui compliquèrent la vie déjà difficile de la population. Et
pour comble, l’année 2011 s’ouvre une nouvelle fois sur un séisme d’un
autre genre : le retour de Jean-Claude Duvalier en Haïti. En effet, au
cours du mois de janvier dernier, les Haïtiens incrédules, virent
atterrir sur le sol haïtien le digne représentant de la dictature
duvaliériste effondrée sous le coup de la résistance populaire en
février 1986.
Cette réunion réalisée aujourd’hui par FOKAL en ce jour de commémoration
du 25e anniversaire du triomphe populaire avec la fuite du président et
le renversement d’une des dictatures les plus longues de notre
histoire, provoque des réflexions sur cet anniversaire, quand l’horloge
de l’histoire semble reculer, puisque Jean- Claude Duvalier est revenu
tranquillement comme simple citoyen sur cette terre
d’Haïti…..L’indignation, la colère, le sentiment d’impuissance, d’échec
se sont emparés de bon nombre de citoyens, qui calibraient ce retour non
pour ses retombées politiques, pas tellement importantes, mais surtout
pour sa forte charge symbolique, sa valeur éthique et morale. Il nous
faut aussi noter qu’en même temps le désir de connaitre davantage le
phénomène du duvaliérisme et de la période vécue récemment par le peuple
haïtien s’est manifesté.
Ne nous faisons pas d’illusions. Les femmes et les hommes âgés
aujourd’hui de 70 ans environ, n’auront connu durant toute leur vie que
le règne du duvaliérisme et de la transition. Un jeune de 12 ans en
l957, bien que subissant la dictature, n’aura entendu d’elle que ce que
disaient les ainés, ou l’auraient vécu furtivement à partir des yeux de
l’enfance comme Anne Frank qui avait vu le nazisme à travers la fenêtre
de sa chambre… Ces enfants ont vécu avec des libertés assiégées, des
regards pleins d’angoisses, des questions que personne n’osaient
répondre avec clarté, pour les protéger, pour se protéger. Il valait
mieux ne pas savoir. Cette génération a grandi avec une connaissance de
cette époque par morceaux, en petites portions, comme fragments d’une
vérité inachevée.
D’un
autre côté, la génération des jeunes de moins de 35 ans n’a pas connu
cette période sombre de notre histoire, et a vécu l’explosion et
l’euphorie de la transition qui cependant s’allonge de façon
désespérante. Face a une crise globale de notre société, face aux
incertitudes de sortie de crise, face aux dérives et difficultés qui
s’accumulent et à une inefficacité irritante, certains groupes -
heureusement de façon minoritaire - parlent de retour a la
dictature…..et d’autrefois meilleurs.
publié le 11 nov. 2014 à 10:16 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 11 nov. 2014 à 10:18
]
LES 13 DE JEUNE HAÏTI
Conférence par Ralph Allen*, 6 août 2014, Jérémie
Max
Armand, Jacques Armand, Gérald Brierre, Mirko Chandler, Louis Drouin
fils, Charles Forbin, Jean Gerdès, Réginald Jourdan,
Yvan Laraque,
Marcel Numa, Roland Rigaud, Guslé Villedrouin et Jacques Wadestrandt.
QUI ÉTAIENT-ILS ? QUE VOULAIENT-ILS ?
Beaucoup
a été dit sur les 80 jours de lutte des 13 de Jeune Haïti contre les
forces armées lancées à leur poursuite à travers la Grand-Anse en 1964.
Ce groupe de jeunes haïtiens a débarqué à la Petite Rivière de
Dame-Marie, vraisemblablement dans une mangrove à un endroit appelé :
Dèyè Pwent. L'aspect du lieu tend à confirmer la thèse selon laquelle ce
n'était pas leur destination.
Le
capitaine du bateau " Johnny Express" est le même qui avait transporté
les "Kamoken" de Fred Baptiste à Saltrou d'où ils partirent vers les
mornes de La Selle organiser la guérilla. Certains considèrent les 13
comme des héros, des martyrs. Pour d'autres, ils seraient des illuminés,
non préparés, mercenaires, et que sais-je encore?
Il
reste beaucoup plus à être connu sur Jeune Haïti. Il n'y a pas de
connaissance absolue. Entre l'ignorance absolue et le savoir absolu, il y
a de la place pour la connaissance et le progrès des connaissances.
Connaissance et vérité sont aussi deux concepts différents, mais
solidaires. La pluralité des témoignages est donc souhaitable pour se
rapprocher de la vérité. La vérité n'appartient à personne. Et on n'aura
jamais fini de la chercher. Nous avons retrouvé et examiné des
documents du Mouvement que les 13 ont laissé à leur départ. Et nous
avons découvert un groupe avec une vision pour une Nouvelle Haïti qu'ils
se proposaient de fonder.
Voici quelques citations tirées de leur hymne révolutionnaire :
Salut frères, distribués en désordre
sur l'échiquier du monde...
Demain, le miracle de la métamorphose des hommes
en Hommes.
des tanks, des révolvers en outils de paix
pour faire chanter la terre dans les épis remplis...
je veux autour de moi des mains de lumière
pour le monde à refaire
des échos de voix claires pour flageller la haine...
Nous convertirons des boulets en pain dans la gueule
des canons pour les lancer en pluie de joie et de
résurrection sur les régiments de ventre-creux
toujours en sentinelle sur les champs de la vie...
Et les vagues en fête porteront nos voiliers
vers tous les rivages de Liberté.
VISION DE JEUNE HAÏTI ( extraits des textes retrouvés )
Jeune
Haïti se veut un mouvement de renouvellement d'Haïti. Le groupe est né
du rassemblement de jeunes intellectuels et travailleurs en Haïti et à
l'étranger et de la fusion du Groupement Progressiste Révolutionnaire
Haïtien (GPRH) et des Forces Haïtiennes de l'Intérieur (FHI). Son
idéologie est communautaire, humaniste, résolument tournée vers le
peuple et les besoins de base du pays. Son but: la libération totale du
pays et spécialement de la tyrannie de Duvalier.
Un groupe très structuré. Son programme : Instruction + travail = liberté.
"Il
faut que les hommes soient cultivés pour pouvoir juger, libres de
choisir et qu'ils jouissent d'une certaine autonomie économique, fruit
de leur travail pour ne pas être dépendants".
[...]
CONTEXTE DU MOMENT: 1964 - Duvalier s'auto-proclame Président à Vie
Le
pays est sous pression. La peur s'installe. Le secteur privé est
rançonné, forcé de "contribuer" aux projets mirobolants du Chef. Ou est
passée la Perle des Antilles? Si l'étranger s'accroche à Haïti, ce n'est
pas pour des raisons humanitaires mais surtout économiques. La richesse
du sol, l'aptitude au travail de l'Haïtien y est pour quelque chose. La
misère s'est installée. Duvalier est un tyran ignoble dont la garde
prétorienne terrorise la nation. Le dictateur entre en compromis avec
l'internationale, comme en vendant le vote d'Haïti à l'OEA. Il invente
de nouvelles taxes. Les possédants cachent leurs avoirs, la majorité des
citoyens se trouve dans un état déplorable. L'argent ne change pas de
mains.
Les importations excèdent les exportations, alors que la prospérité vient du contraire. Il faut revitaliser l'économie.
publié le 11 nov. 2014 à 08:47 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 12 nov. 2014 à 08:34
]
MOURIR POUR HAÏTI
Jean-Claude Bajeux
Heureux
les peuples qui reconnaissent leurs héros et les glorifient. Heureux
les peuples qui jugent leurs responsables quand ils pactisent avec les
nazis. Heureux, Jean Moulin, que la voix de André Malraux accompagne au
Panthéon en décembre 1964 : « Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège… » « Sa pauvre face informe du dernier jour, ce jour là, elle était le visage de la France… »
L’église, pour sa part, a doté chaque jour d’un saint Patron car il est
nécessaire que les peules maintiennent une mémoire et une conscience
collective de leur histoire sous l’angle du bien et du mal. Cinquante
ans après les événements, l’opinion française s’interroge sur le rôle de
la police et de l’administration de Vichy dans l’élimination des juifs
français. Jorge Semprun nous raconte comment à sa libération de
Buchenwald, les habitants du village eurent droit à une tournée des
lieux, contigus à leur communauté, tournée d’horreur pour eux, eux qui,
pendant des années, sans sourciller, avaient eu sous le nez les
émanations des fours crématoires qui liquidaient des milliers d’hommes,
de femmes et d’enfants, coupables d’être juifs. Ainsi, récemment, un
chroniqueur mondain bien de chez nous, disait sa nostalgie du temps de
Jean-Claude Duvalier, où l’on pouvait à minuit changer de discothèque. «
Si le sang était répandu, disait-il en substance, ce n’était pas dans
les rues, et si l’on torturait, c’était loin des yeux et des oreilles ».
Rien, donc n’empêchait d’aller danser.
Ces
réflexions me viennent à l’esprit en lisant le prix Deschamps 1997,
Karioka de Daniel Supplice, accueilli à sa publication, en 1998, par un
silence abyssal. J’avais moi-même hésité à acheter ce texte (roman ? récit ? reportage ?) à cause de son prix, (400 gourdes !), quand un ami
me fit remarquer qu’il s’agissait de la tragique aventure des 13 de
Jeune Haïti, en août-novembre 1964.
Roger
Dorsainville, lui, fit paraître en 1973, un roman, dont le titre
éclatant : Mourir pour Haïti, ne laissait aucun doute sur la grille de
lecture que l’auteur imposait, sur le niveau sémantique du texte. A
travers ces récits, émergent les figures d’Esther et du Dr Legros, ces
personnages tirés d’une autre tragique aventure, celle des militants du
PUCH en 1969.
‘‘ Six mois
plus tard à Cazale, on découvrit sous les débris d’une case où s’étaient
battus les derniers résistants, les restes calcinés d’un géant. Les
doigts réduits à l’os de ses ‘‘mains de soie ’’étaient désespérément
crispés sur la crosse d’une mitraillette tordue ’’. (Mourir pour Haïti.
p. 144).
Au contraire,
le titre dérisoire de Karioka, nom d’une espèce de sandales en cuir,
nom aussi des habitants de Rio de Janeiro, annonce une volonté
d’expurger l’histoire de tout état d’âme. Trente-quatre ans après les
événements, voici qu’un membre connu des technocrates dits ‘‘
Jeanclaudistes ’’ choisit de raconter les quatre-vingt-dix jours de
Jeune Haïti, en même temps qu’un militaire de haut rang, le général
Prosper Avril, publiait dans son dernier livre les dépositions faites
avant leur exécution le 12 novembre 1964 par Louis Drouin et Marcel
Numa. (Vérités et révélations, t. 3, p. 417-431). De cette aventure, dit
l’auteur de Karioka, ne restent que deux crânes, l’un qui servait aux
fêtes de carnaval, et l’autre, toujours enfoui à Delmas 33, derrière
l’ancien Drive in (p. 12). En d’autres mots, ‘‘ yo jwenn sa yo te merite
’’: ‘‘ ils ont eu ce qu’ils méritaient ’’.
Qu’est-ce
donc qui a pu déterminer 13 jeunes gens, en août 1964, à aller se faire
exterminer sur les pistes de la Grande-Anse ? Ce n’est pas Karioka qui
nous répondra car ce récit-reportage, tel qu’il nous est livré, est muet
sur le contexte où vient s’inscrire la geste des treize. C’est la
guerre statistique, réduite au ‘‘ Body count ’’, au comptage des
cadavres.
On pourrait
évoquer un contexte personnel. Il n’est pas sans importance que Geto
Brierre ait eu son frère Eric, torturé à mort au palais National, à tel
point que le général Pierre Merceron ne put s’empêcher de vomir, ce qui,
dit la légende, lui valut d’être nommé ambassadeur à Paris. Roland
Rigaud, lui, a vu disparaître son père, le Dr Georges Rigaud, l’une des
grandes figures du PSP et de la ‘‘ Révolution de 1946 ’’. Guslé
Villedrouin, lui, a passé par l’armée américaine. Son père, le colonel
Roger Villedrouin, mourut dans le coffre de la voiture qui le conduisait
de Petit-Goâve à Port-au-Prince, en même temps que le père de Charles
Forbin, le colonel Alfred Forbin, disparaît dans la tuerie des officiers
effectuée le 26 avril 1963. Réginald Jourdan est le neveu de André
Riobé, exécuté au Camp de Lamentin le 26 avril 1963 et le cousin de
Hector Riobé et de Jean-Pierre Hudicourt, le premier qui s’est suicidé
dans les hauteurs de Kenscoff et l’autre, achevé au Pénitencier National
par un neurologue-chirurgien. Les deux frères Armand, Max et Jacques,
ont vu leur père disparaître le 26 avril 1963, parce qu’il s’appelait
Benoît Armand. Et qu’est-ce qui a pu déterminer Jacques Wadestrandt,
compagnon d’Edouard Kennedy à Harvard, à s’engouffrer dans cette trappe ?
Sans parler de Jean Gerdès, Louis Drouin, Marcel Numa, Mirko Chandler,
Yvan D. Laraque.
C’est une
génération d’adolescents saisis par la sinistre réalité d’un pouvoir
tueur. En septembre 1957, les couleurs sont annoncées. Clément Barbot et
ses macoutes fonctionnent: journaux incendiés, journalistes torturés
comme Mme Yvonne Hakime-Rimpel, tués comme Georges Petit, parlementaires
tués comme le député Frank J. Séraphin, le sénateur Yvon Emmanuel
Moreau ou acculés à s’enfuir comme les sénateurs Jean David, Jean
Bélizaire et Thomas Désulmé (qui y perdra deux fils). Les partisans de
Déjoie, Jumelle, Fignolé sont pourchassés. Comme le dira Duvalier à son
discours de Damien : ‘‘ici, on ne peut travailler si l’on n’est pas
Duvaliériste ’’. Invitation claire à l’exode massif des techniciens.
Deux frères de Clément Jumelle sont exécutés alors qu’ils sortent de
leur cachette, menottés à des officiers de police. Clément jumelle,
malade, meurt à l’ambassade et son cercueil est kidnappé, avant
d’arriver au cimetière, par un groupe de militaires et de macoutes
dirigés par le lieutenant John Beauvoir.
En 1960, les
étudiants sont mis au pas. Nul n’a jamais fait la liste de leurs morts.
La présidence à vie est annoncée en 1964 tandis que jusqu’en 1972, se
succèdent des massacres horrifiant : Jacmel – Thiotte où se rend célèbre
pour ses cimetières personnels, le député André Simon, l’exécution de
19 officiers, pourtant membres à part entière du régime, le 8 juin 1967
(voir l’ordonnance de la Cour Martiale, op.cit., p. 415) et en avril
1969, la razzia contre les militants du PUCH.
C’est ce
contexte qui manque au ‘‘ récit-reportage ’’ intitulé : Karioka, le
contexte d’un État hors loi, dirigé par un ‘‘ fou-délirant ’’ comme
l’appelle Roger Dorsainville,……prendre les armes et accepter de ‘‘
mourir pour Haïti ’’ si l’on voulait vivre décemment. C’est une longue
histoire qui n’a pas encore été racontée, qui transcende toutes les
idéologies, celle de la formation de groupes plus ou moins clandestins, à
l’intérieur et à l’extérieur qui, pathétiquement, apprennent les
réalités du combat. C’est la quête pénible de moyens: les armes bien
sûr, mais aussi l’argent, les hommes, les transports, la presse, les
relations, les complicités. Dans la capitale de l’exil, ces fiévreuses
préparations n’ont jamais cessé tandis que s’allonge, au fil des ans, la
liste des morts, des torturés, des disparus et des tentatives
pathétiques, liées à un pathétique sous-développement.
Mais tout
cela se faisait au nom d’une certaine idée d’un pays. À travers le refus
de ces assassins-là, c’était une patrie recherchée, une autre patrie
que cette barbarie quotidienne. Mourir pour Haïti! A l’arrivée des
Américains, Edmond Laforêt l’avait fait, se noyant dictionnaire en
mains, et Georges Sylvain se murait dans le refus. Jacques Alexis
trucidé à Bombardopolis n’est pas loin ni non plus Alix Lamaute et Roger
Méhu pourchassés à Cazale par le bataillon tactique des Casernes
Dessalines. Dépouillé de tout contexte, à la fois historique et éthique,
le récit de Karioka est une banalisation d’un rêve, la castration d’une
épopée, la réduction de l’histoire à des forfaits d’assassins. Tel
quel, il raconte une intrusion de martiens, un fait divers sans rime ni
raison, énigme pour la droite raison comme pour le cœur. Comme le dit si
bien Shakspeare, dans Macbeth:
‘‘It is a tale, told by an idiot, full of sound and fury, and signifying nothing’’.
“Une histoire, dite par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui n’a aucun sens’’.
Enfin, c’est
la conjoncture elle-même qui est escamotée. Il est certain qu’un groupe
de 25 militants de jeunes Haïti avait été entraîné dans un camp
militaire des Forces spéciales en Caroline du Nord. La mort de Kennedy
remettait tout en question et ces jeunes, en décembre 1963, se
retrouvaient sur le pavé de New-York, jusqu’au jour où la nouvelle
parvint, en juin 1964, que, de Santo Domingo, Fred Baptiste, Gérard
Lafontant, Reneld Baptiste avaient débarqué près de Saltrou, à la tête
d’un groupe de vingt-huit et campaient à la forêt des Pins. Peu importe
qu’à la mi-juillet ils aient été de retour et emprisonnés à Neyba. Le
père Jean-Baptiste Georges proposait à Jeune Haïti le même bateau,
promettant un renfort substantiel dans la quinzaine, et donnait
rendez-vous à tout le monde à Port-au-Prince en septembre. Des 150
jeunes inscrits à Jeune Haïti, 13 répondirent à l’appel.
L’expédition
de Jeune Haïti, frappée par le cyclone Clio, bloquée par l’Armée
d’Haïti, au bout de la presqu’île du Sud, va connaître le sort que l’on
sait, mais ils auront tenu quatre-vingt-dix jours. Le renfort promis ne
viendra pas. Entre-temps, un camion d’armes attendu par le père Georges
à Miami était arrêté à un feu rouge, n’ayant pas la plaque de transport
inter-état. Ce sera le début de démêlés sans fin du Père Georges avec
les tribunaux américains.
Les frères
Baptiste, après avoir participé au combat en 1965 avec des constitutionnalistes de Caamaño, quittent la République Dominicaine. Ils
reviendront pour se faire arrêter à la Croix-des-Bouquets. Ils périront
au Fort-Dimanche après avoir résisté trois ans à la faim et la folie,
manquant de peu, comme M. Hubert Legros, la libération arrachée en
1976-1977, par Andrew Young, de 110 survivants.
Le
récit-reportage à ras le sol de Daniel Supplice a pourtant le bénéfice
de nous souffleter en plein visage et donc de nous réveiller de nos
torpeurs. Trente-quatre ans après, seules quelques bribes de récits sont
encore marmonnées dans la Grande-Anse. Le silence des témoins et des
rescapés contribue dans une société où l’oral est roi à une amnésie
collective. On dit que les trois derniers combattants : Roland Rigaud,
Réginald Jourdan, Guslé Villedrouin, après une marche de près de 200 km,
n’avaient plus que des pierres pour se défendre. Le magistrat communal
de l’Asile envoyait un télégramme à Duvalier: ‘‘Excellence, vous envoie
têtes coupées’’. Comme
dit Philippe-Marcelin ‘‘Yo koupe tèt solèy la. Gade jan l’ap senyen sou
nou ! On a coupé la tête du soleil. Regarde comme elle saigne sur
nous’’.
publié le 9 nov. 2014 à 16:01 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 12 nov. 2014 à 11:22
]
Mesdames et Messieurs,
Je tiens tout d'abord à remercier Ralph Allen pour son exposé combien lumineux
sur JH et également le groupe Devoir de Mémoire qui, aujourd'hui, confirme bien
son nom, puisque, personnellement, neveu de Marcel Numa, j'ai eu droit pour la
première fois de ma vie à des documents qui éclairent davantage ma curiosité
sur ce membre de la famille dont la photo avec Milou Drouin reste le symbole
d'un mouvement et d'une époque.
Je n'ai pu m'empêcher de pousser un soupir, puisque l'ensemble des
préoccupations socio-économiques qu'ils avaient à l'époque et qui les a motivés
à prendre le risque ultime restent tout à fait d'actualité.
J'en veux pour preuve le fait que la CCIGA (Chambre de Commerce et d'Industrie
de la Grande-Anse) que je préside, à travers son Plan de Développement Régional
Intégré, essaie d'attaquer les réalités du moment à partir des mêmes constats
qui, à l'époque, alarmaient ces jeunes.
Les préoccupations restent fondamentales et récurrentes. Il s'agit toujours
d'environnement, d'éducation, d'organisation de l'Etat, de développement économique,
d'équité sociale, etc.
Une analyse plus fine de leur réflexion révèle également qu'ils étaient des
avant-gardistes quant au classement du PNUD bien connu sous le label d'Indice
de Développement Humain. Le classement de notre nation serait aujourd'hui plus
digne de notre glorieux passé.
Il y a cinquante ans, j'avais à peine deux ans et n'ai pas connu cet oncle avec
qui on me prête une certaine ressemblance physique et le tempérament fougueux.
Les neveux et nièces de Marcel ont vu pour la première fois des photos de notre
oncle souriant et si différentes de celles de son exécution.
Cependant, ce demi-siècle m'a aussi forcé à me pencher sur un état des lieux
mondial. Je constate que plusieurs pays actuellement industrialisés ou émergents,
présentaient des caractéristiques similaires au nôtre à l'époque : les
tigres asiatiques, si on reste sur ce continent où le cas de Taïwan est
particulièrement frappant, puisqu'étant comme nous une île et un territoire d'à
peu près la même taille.
Ces cinquante ans, c'est aussi deux générations et demie dont le destin aurait
pu etre façonné différemment. Ceci me fait penser à cette réflexion de l'ancien
président américain Theodore Roosevelt qui disait en résumé ceci : Chaque
génération a la responsabilité de faire fructifier l'héritage reçu et de le
remettre bonifié à la prochaine...
Quand vous aurez, je l'espère, pris connaissance des textes fondateurs du
mouvement JH, vous mesurerez davantage la portée de cette réflexion.
Ceux qui ont dû laisser le pays ont contribué à former des citoyens d'autres
nations qui, aujourd'hui, nous surpassent et n'ont pas forcément "devoir
de mémoire" de notre apport à leur propre développement.
Il y a un demi-siècle, la GA était un paradis environnemental. Elle est encore
cet Eldorado possible aujourd'hui, si et seulement si les filles et les fils du
département prennent conscience que le temps fait son œuvre et qu'il n'est pas
question de commémorer les trois quarts de siècle du débarquement dans les
mêmes conditions.
Pour cela, la page doit être tournée avec en tête les réflexions pour
lesquelles les 13 ont payé un lourd tribut. De nouvelles armes sont aujourd'hui
disponibles grâce à la technologie et à la globalisation. Nous avons surtout
besoin d'investisseurs pour créer des emplois, et les GA eux-mêmes doivent
donner l'exemple. Des usines de traitement du cacao et du café, entre autres,
existaient à cette époque. Faisons en sorte de les re-instituer car, grâce au
commerce équitable générant un "premium" sur les marchés spécialisés,
une meilleure distribution des revenus est possible. Ce faisant, nous aurons
concrétisé un point important de l'article 9, paragraphe C des statuts de JH, à
savoir : "le renforcement des liens avec toutes les couches
sociales"...
Mesdames et Messieurs, une boutade ou blague connue veut faire croire que si
les Suisses fabriquent les montres, nous autres, Haïtiens, nous détenons le
temps, à en juger par notre nonchalance à prendre en main les choses
déterminantes quitte à en laisser l'initiative aux autres...
Montrons, à partir de cette commémoration, que nous pouvons avoir le sens de
l'urgence, car c'est avec cette conscience que nous pourrons renverser la donne
a l'échelle des 10 départements. Et faisons en sorte que le slogan de JH :
"Instruction + Travail = Liberté" devienne une réalité.
publié le 30 sept. 2014 à 09:42 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 30 sept. 2014 à 10:04
]
LE BLOCAGE DE LA JUSTICE : UNE
QUESTION D’IMPUNITÉ
Par Jean-Claude Bajeux, 30 septembre 2008
Le dernier chapitre du livre de Bernard
Diederich, le chapitre 42, Une justice
sélective ou l’art du faux –semblant, montre bien l’impuissance du système
de justice haïtien, pendant les vingt ans qui ont succédé aux 29 années de
dictature des Duvalier. Jamais la demande de justice n’avait été aussiforte, suscitée par l’accumulation des crimes
de sang, des disparitions forcées et de la torture ainsi que par l’ampleurdes détournements de fonds de l’État, qui
montaient à des centainesde millions de
dollars.
La paralysie du système de
justice haïtien a des causes qui ont été analysées dans de nombreuxrapports, tout au long de ces vingtdernières années. Le peu d’investissementfait par l’Étatdans cedomaineexplique en partiel’absence d’activité et de résultat. La peur
et la corruption y ajoutent leurs effets. Il est important d’indiquer ici deux
autres facteurs pour la bonne raison que s’ils ne sont pas contrôlés, il n’ y a
aucune chance qu’ un gouvernementpuisse
engager le pays sur la voie du développement (pudiquement appelé ces jours-ci.
« Laréduction de la pauvreté»).
Le bouclage de la justice s’est
transformé en un système dont la pièce maitresse est l’existence d’une impunité
réciproquegarantie aux délinquants,
ceux qui violent les droits des personnes, leur vieet leurcorps, et ceux qui détournent l’argentde l’État.. On retrouvece
systèmeà travers les deux cents
annéesde l’existencede l’État haïtien. L‘étonnantc’est le jeu de l’impunité où chacun trouve
un autre chacun pour couvrir leurs violations et détournements et empêcher
qu’ils soient sanctionnés. Il s’agit d’un maillageserré par-delà les clivages
politico-idéologiques, un système de sécurité réciproque.
Mais ce qui est encore plus
étonnant, c’est la participation des acteurs internationaux dans ce jeu, qu’il
s’agisse de gouvernements ou d’institutions spécialisées. Les raisons de cette
indulgence ou complicité sont diverses. On ne veut pas faire de vagues. On n’a
pas le temps pour ça. On n’est pas venu pour ça. Ou bien encore, subsiste un
certain romantisme concernant des mouvements qui se veulent populistes ou
gauchistes. Ou bien encore, ce passé vaut-il la peine qu’on y pense, sans
parler encore de certaines connotations racistes.Malgré tout, depuisNuremberg, le droit international sur ce
sujet n’a cessé de se préciser et de s’accroître, rendant
possible, par exemple, de sanctionner des Pinochet ou des Charles Taylor.
Au cœur du problème, on découvrira quelque
chose qui semble lié avec la politique, une capacité d’excuser le recours à la
délinquance comme un facteur nécessaire au succès d’un mouvement historique. Il
se produit donc une extinction de la dualité bien et mal, un court-circuit de
la conscience morale comme si, à partir de ce moment, un nouveau monde s’
offraitaux acteurs , un monde où auraient
disparu les limites imposées par l’ éthique et oùdominent les facilités inhérentes à la
délinquance, l’or et le sang. Dans cette mise en parenthèses de la conscience
éthique, la responsabilité est évacuée. Il n’est pas question de reddition de
comptes. Ce vécu d’un au-delà, vécudes
ici-bas, produit cette insensibilité que l’auteur du Prix du sang et de l’héritiera noté chez les protagonistesde ce royaumeoù n’existent ni le jour ni la nuit, ni le faux ni le vrai, ni le oui,
ni le non, seul le vouloir du pouvoir.
publié le 29 août 2014 à 09:56 par Haïti lutte contre-impunité
[
mis à jour : 30 août 2014 à 08:39
]
Le cri du cœur du Sage
Quelques années avant son décès, le poète-philosophe,
essayiste et militant des droits humains Jean-Claude Bajeux publiait dans Le Matin le texte ici reproduit. Un
texte d’une ample gravité, tel un séisme mesuré, qui nous conduit sur les cîmes
de sa pensée pour mieux plonger dans l’âme de chacun de nous. En peu de mots et
de pages, le diagnostic historique est campé, là, sous nos pas bancals qui
refusent encore d’emprunter les chemins du mieux vivre ensemble. Il faut lire
et méditer longuement ce cri du cœur du Sage Jean-Claude Bajeux : il nous
écrit depuis « L’île au malheur » et nous invite à transformer cette île en une nouvelle société où : « aucun de nos enfants ne sera noyé dans la pluie, ni vendu à la bourse
des valeurs ».
Nos malheurs égrenés n'ont pas cessé depuis 2008. La
liste d'accidents sur la route, de naufrages sur la mer, continue de s'allonger
et tombe dans l'oubli presqu'immédiatement. Les cyclones et tempêtes passent et
laissent derrière eux morts et dévastation sans que la société ne se décide à
prendre les mesures radicales pour affronter la dégradation de notre
environnement. Les assassinats commandités se poursuivent; et en dépit des
manifestations de colère spontanées qu'ils soulèvent dans l'opinion publique,
l'impunité des assassins continue de régner. Même le meurtrier tremblement de
terre qui a ôté la vie à environ 250 000 de nos compatriotes n'a pas suffi à
provoquer la prise de conscience salutaire qui pourrait nous sauver de
nous-mêmes.Notre indifférence nous
conduit à notre perte, et à celle-ci nous répondons également avec indifférence.
Qu'est-ce qui pourrait provoquer le sursaut tant attendu de notre société
?Depuis 2008, rien n'a changé. Nous
nous habituons à tout, acceptons tout, même l'inacceptable, même l'abject. Nous
continuons de faire comme si de rienn'était. Un malheur chasse un autre, une crise chasse une autre, et les
démagogues-profiteurs comptent bien tirer partie de notre amnésie, de notre
indifférence.
Le texte de Jean-Claude
Bajeux demeure poignant de vérités 6 ans après.
Requiem
pour une société qui meurt
Par
Jean-Claude Bajeux
Nous
sommes devenus l’île au malheur. Chaque catastrophe nous fait attendre la
prochaine et tout se passe comme si rien ne s’était passé. On parle de
catastrophe naturelle, mais il n’y a pas de catastrophe naturelle si l’on
analyse la responsabilité de la gent humaine dans le cours des choses. De
Jérémie à Port-au-Prince, comme de la Gonâve à la capitale, le trajet est
quasi suicidaire. Ces vingt-quatre personnes qui se noient en venant vendre
leurs produits au marché, ne se noient pas à cause d’une tempête.
Elles
paient le prix d’un bateau pourri, trop chargé, sans ceintures de sauvetage,
comme l’ont fait tous les passagers des naufrages précédents, des collisions
d’autobus et des camionnettes qui perdent leurs freins. Aucune autorité
n’intervient, ni pour pleurer, ni pour agir. Les familles des naufragés
n’existent pas et la vie continue. Mapou, Fonds Verrettes, Gonaïves, Cabaret
sont de jolis noms. Nulle enquête ne vient révéler les causes des désastres,
nul travail ne vient reconstruire et se battre contre l’indifférence des eaux.
Et les cabris continuent à être suspendus sur les bas-côtés des camions. Les
moyens sont là. C’est l’âme qui manque pour les utiliser et savoir comment les
utiliser pour exercer notre royauté humaine.
À
cette indifférence des choses nous opposons une indifférence égale. La noyade
de Gonaïves qui a fait disparaître 3000 personnes n’empêche pas que les travaux
de canalisation des futures eaux sont arrêtés et les trous restent béants. Où
sont les gouverneurs de l’eau ? Où sont les travaux faustiens pour diriger
le cours des eaux, les mêmes qui, périodiquement, inondent Léogâne et Cabaret,
depuis deux cents ans?
On
nous explique savamment que c’est la faute de l’érosion, comme on nous dit que
la carence de l’électricité, on n’y peut rien. Il n’a pas plu à Péligre. Et la
vie continue, une vie qui se rétrécit aux gestes minutieux de la survivance
dans l’incapacité de nous montrer un seul endroit dans tout le pays qui aurait
été reboisé. Nous sommes les sauterelles de l’Amérique et contemplons, sur les
images aériennes, les 2 % qui restent de nos arbres. Nous faisons partie de la
horde des destructeurs et des impuissants.
Car
nous sommes pré-génésiques. Fermés aux secrets démoniques méfistophéliens de la
domination de l’eau, des vents et de la terre. Nous avons gratté ce qu’il y
avait à gratter, cueilli ce qu’il y avait à cueillir, brûlé ce qu’il y avait à
brûler. Et vogue la galère. L’ingénierie de l’eau, comme l’ingénierie des
semences, comme l’ingénierie des vents, nous restent inconnues. Car nous ne
sommes pas les fils de la vie, mais les hôtes d’un village qui glisse lentement
vers la mort.
D’où
cette indifférence. D’où cette désinvolture. D’où ce triste humour où nous nous
vengeons de notre propre passivité. Nous avons déclaré une fois pour toutes que
ce langage n’est pas le nôtre, ni le langage de la vie, ni le langage de
l’action, ni le langage de l’amour, ni même la tristesse de la compassion. Nous
avons choisi le bord effilé de la mort, les insultes et les invectives, la
lente décomposition dans la boue du marécage, le regard mortifère du cynisme et
l’anormalité du comportement. Les jeux olympiques ne sont pas, pour nous, ce
corps qui, dans le ciel, jaillit de la perche et retombe dans un arc qui
contourne lentement la barre.La
nonchalance est nôtre. L’urgence nous est étrangère et le staccato implacable
du compte à rebours et la rectitude du fil à plomb.
Car
nous ne sommes pas malades de maladies infligées par d’autres. Hier, c’était
l’impérialisme. Hier c’était la dictature. Hier, c’était le
complot-anti-libéral. Le bouillon de cyriques des mots, ça nous connaît et nous
partons, jour après jour, sur la trajectoire verbale des analyses savantes
politico-philosophico-sociales. Mais, au fond de nous-mêmes, nous savons bien
que le mal est là, en nous, que le mal est la fibre de notre propre sociétéet de notre propre impuissance, nous autres
amateurs d’audiences et de magie. Le spectre du Baron nous attend au coin du
sentier, nous avons laissé les bizangos envahir le jour.
Et
notre jour est devenu une longue nuit, dans une incapacité d’identifier l’aube
et la claire transparence de l’eau. Nous ne distinguons plus le bien du mal. Et
la force de l’État s’épuise dans de coûteuses et honteuses négociations avec le
mal, dans un embrouillamini de secrète complicité et l’attente de délais de
prescription. Ne nous étonnons donc pas que les malfrats nous frappent à tout
instant comme cela leur convient, comme ils ont frappé et mutilé ce corps de
seize ans qui ne demandait qu’à courir, nager et danser, celui de Kareem Xavier
Gaspard.
Soyons
humbles avant d’excommunier nos dirigeants, eux-mêmes liés à un long chapelet
de laisser-faire, de démissions, d’aveuglement et de nonchalance. Nous contemplons
les immenses statues de l’Île de Pâques et la masse de porte-avions de la
Citadelle. Mais les mêmes pierres sont là, les mêmes eaux coulent vers la mer
qui pourraient transformer ce pays si nous avions l’audace de crier : « Nous allons rebâtir Gonaïves, capitale
des indépendances ! Et aucun de nos enfants ne sera noyé dans la pluie, ni
vendu à la bourse des valeurs pour trente deniers et les larmes sans fin d’une
mère. »